Concorès le 1er juillet 1956 (date anniversaire de mon accident)

Ma chère petite Suzanne

Au moment de commencer cette page blanche, je me sens dans une gêne indicible. J’ai tellement de torts que je ne peux même pas demander de me les faire pardonner. Je viens vers vous, comme les bourgeois de Calais, la corde au cou.

Quand je pense que je ne vous ai pas encore remercié du beau volume que vous m’avez adressé en janvier et pour lequel je voulais vous gronder très fort, car je n’aurai pas voulu que vous fassiez cette dépense pour moi, j’en ai véritablement honte.

Ensuite, j’ai voulu me gronder moi-même de mon long retard. Puis le pli était pris : vous connaissez mes intervalles de silence qui sont bien, hélas !, une marque personnelle de ma nature dans laquelle je me débats impuissant. Quand j’ai perdu pied ou si vous préférez quand j’ai perdu le rythme, je ne sais plus comment renouer et alors mon cas ne fait que s’aggraver. Puisque vous lisez des romans où sont décrits des personnages étranges, dites-vous, ma petite Suzanne, que je suis l’un d’eux : une sorte d’énigme aussi bien pour moi-même que pour les autres.

Je vous écris ce soir de Concorès au milieu d’un orage dont les éclairs illuminent mes vitres et ma chambre. C’est peut-être ce coup de fouet, ce coup de colère céleste qui me fait, je ne dirai pas penser à vous, car j’y pense très souvent croyez-le, mais faire les mouvements nécessaires pour permettre à ma plume de courir sur le papier.

A vrai dire, mon accident, suivi pendant des mois de nuits sans sommeil et d’une fièvre tenace, a fortement contribué à paralyser, à dissoudre ma volonté au point de remettre toujours à plus tard ce que je devrais faire à l’instant même.

Excusez mes phrases hachées. Je regagne Paris demain matin de bonne heure après avoir passé quelques jours ici, car j’avais besoin d’une grande détente. Mais je m’étais promis de ne pas repartir avant de vous avoir écrit.

Cela me sera plus facile ensuite de continuer puisque j’aurai déjà recommencé à dialoguer avec vous.

Mais ce que je veux vous dire sans plus tarder, c’est que vous vous trompez à mon égard. Vous pouvez me poser toutes les questions qu’il vous plaira, je ne les trouverai jamais indiscrètes. Une telle réserve ne peut pas exister entre nous. Nous sommes assez profondément amis pour nous dire de part et d’autre tout ce que nous pensons et même au plus profond de nous.

Non, ne croyez pas que j’ai changé. En tout cas, je me figure moi être toujours le même.

De retour à Paris, je reprendrai votre lettre de janvier et je vous répondrai sur tous les points. Ceci n’est pas une lettre mais en quelque sorte une préface à une lettre.

Il ne faut pas douter de moi comme vous le faites et pour cela je ne devrais pas vous embrasser. Mais c’est moi-même que je priverais, aussi comme je suis très égoïste, je vous embrasse quand même, doublement et de tout mon cœur. Ne m’oubliez pas auprès de votre maman.

Henry

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