Concorès le 24 sept. 1941

Quel bonheur ! Quelle joie sans forme m’inonde depuis ce matin, depuis que j’ai reçu votre lettre, mon amie. Toute la journée j’ai été comme ivre de vous ; j’avais envie de courir dans les champs, de bondir dans l’espace, d’étreindre si j’avais pu, les prés, les ruisseaux, les collines, la nature entière tant je sentais mon être se dilater à l’infini depuis que par vos pages lues avidement vous veniez à nouveau de vous engouffrer en moi, de vous mêler avec plus de force que jamais à mon âme, à toutes mes fibres physiques aussi, de me soulever au-delà de moi-même, de m’apporter une telle plénitude qui constitue bien le bonheur absolu. C’est si bon en effet et tellement inespéré de vous retrouver toute entière exactement pareille à ce que vous étiez au moment même où l’an dernier l’existence nous sépara, ne laissant plus entre nous qu’un mince filet ténu bien insuffisant pour étancher sa soif.

Mais si le feu sacré continuait à bruler en moi, je n’étais pas sans crainte à propos de vous, me demandant anxieusement si durant ces interminables mois pendant lesquels j’étais resté séparé de vous, vous n’aviez pas fini par vous débarrasser du poids d’un souvenir qui ne trouvait plus guère à s’alimenter… Mais j’avais tort, car vous êtes bien restée la même, reprenant la conversation entre nous comme si elle venait juste de s’interrompre. Je me retrouve avec vous dans la même atmosphère qui remplissait nos vies l’an dernier. Le temps de la séparation se trouve comme aboli, comme s’il n’avait jamais existé. C’est comme si me réveillant d’un sommeil de 12 mois, mes yeux émerveillés s’entrouvraient sur votre image aussi fraiche, aussi resplendissante et aussi adorée ! Alors comprenez pourquoi ma lettre commence par un hymne d’allégresse, par un véritable alléluia.

Je réponds tout de suite aux « questions d’ordre pratique » posées par votre lettre et je vous prie de croire que je ne regrette nullement que vous m’entreteniez « de sujets si terre à terre » pour reprendre votre qualificatif. Au contraire, je suis ravi de vous rencontrer dans des rôles divers (n’est-ce pas d’ailleurs un entrainement nécessaire pour une future actrice destinée à interpréter toutes les situations humaines), sur des plans différents et sous des éclairages variés. Votre carte de Savoie m’évoquait une petite fille prenant ses ébats charmants dans la nature et dans cette lettre-ci s’entrevoit une jeune fille pleine « d’usage et raison » préparant minutieusement ses quartiers d’hiver.

D’ailleurs, aucune occupation n’est terre à terre par elle-même. Tout dépend de l’âme qu’on ajoute aux choses et à cet égard je transcris ces vers admirables de Hugo, surtout le dernier, que je viens de lire hier :

« Le lis que tu comprends en toi s’épanouit
Les roses que tu lis s’ajoutent à ton âme
 »

J’estime donc que confectionner par exemple un bon petit plat, c’est en quelque sorte faire de la poésie si on colore son action de tout l’art ou de la fantaisie qu’on porte en soi ; pareillement si on allume un feu magique autour duquel on se blottit avec la dévotion des hommes primitifs, si on arrange un intérieur comme un oiseau qui tisse son nid avec amour. Aucun acte n’est banal si celui qui l’accomplit ne l’est pas. Voilà pourquoi il me plait également de vous voir vous pencher vers des préoccupations où votre personnalité, j’en suis sûr, ne se vulgarise pas.

Donc je tiens à vous rassurer au sujet des conditions de la vie de Paris.

(Excusez mon étourderie qui fait que je n’ai envoyé que la ½ de cette lettre dont voici la fin).

Certes, on ne risque pas d’y mourir d’indigestion, mais n’est-ce pas la France entière qui est un peu affamée en ce moment et même la Côte d’Azur je pense. Évidemment, vous ne trouverez pas dans la capitale « le chocolat chaud, les adorables petits pains, la confiture de myrtilles ! » qui firent vos délices dans la petite auberge. Je me rappelle que vous m’aviez écrit dans une de vos dernières lettres de l’an dernier ceci : « C’est stupide ! (je proteste moi contre ce qualificatif). Je suis gourmande. Je mange un peu de tout comme les chattes ! » ; je dois vous dire que les bons petits gâteaux de jadis ne figurent plus dans les pâtisseries parisiennes ; de même le lait fait défaut. Mais à part cela, on peut très bien y vivre.

Si le séjour à Paris avait dû être pour vous difficile, et à plus forte raison impossible, je vous aurais bien entendu mise en garde. Ne vous tourmentez donc pas pour ces questions qui, je le comprends, assiègent actuellement l’esprit, particulièrement en ce qui concerne le chauffage ou le logement (ce dernier vous est réservé par moi, comme je vous l’ai déjà écrit, à titre gracieux naturellement). Dites-vous bien ma chère petite Suzanne que je remplacerai auprès de vous père et mère dans la mesure du possible et que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous faciliter l’existence et même aussi pour essayer de vous la rendre agréable. Le cousin Cyrano attend avec impatience l’arrivée de Roxane !

Par conséquent, balayez bien vite les hésitations qui viennent encore comme de vilains moustiques voltiger dans votre esprit indécis. Et surtout efforcez-vous de rassurer votre maman dont je comprends parfaitement l’appréhension, car il est bien naturel qu’une telle séparation lui cause grand souci. Je ne sais si elle connait, même vaguement, mon existence ; dans ce cas, dites-lui que je veillerai sur vous avec la sollicitude qu’on peut avoir pour un… bébé par exemple.

La vie de Paris ne me parait pas plus couteuse que celle des villes de province, puisque les denrées sont taxées. Et puis si vous éprouviez la moindre difficulté à ce sujet, j’espère bien que vous me feriez l’amitié de me considérer comme un vrai camarade qui a gardé l’âme de l’époque d’Henry Murger où les bourses avaient le bon esprit de se mettre à la disposition de Mimi Pinson. Ne serait-ce pas délicieux, mon amie, de vivre un peu de romantisme, même s’il est aujourd’hui passé de mode. Cette perspective m’inonde le cœur de joie.

En ce qui concerne « l’atmosphère » sur laquelle vous m’interrogez, il est certain qu’on préfèrerait croiser des uniformes français plutôt que ceux de nos vainqueurs. Mais enfin on s’y fait. On s’adapte. On se rappelle « le roseau pensant » de Pascal à côté des forces de la nature ou celui de La Fontaine qui, à côté du chêne, « plie et ne rompt pas » oui encore les vers de Vigny :

« Il voit les masses d’eau, les toise et les mesure
Les méprise en sachant qu’il en est écrasé
Soumet son âme au poids de la matière impure…
 »

Les Parisiens poursuivent leur vie personnelle avec une allure de totale indifférence vis à vis de leurs maitres passagers. Les théâtres regorgent ; les conférences sont très suivies, ainsi que la mode etc. La vie de l’art continue de resplendir. C’est cette élasticité de la France, cette faculté de rebondissement qui lui permet de vivre sa vie propre à travers la tourmente. Par conséquent, rien ne doit vous faire hésiter à venir vous mêler au grand brasier intellectuel qui n’est pas prêt de s’éteindre !

Voilà ce que je voulais vous dire en bloc et hâtivement, car je n’ai que le temps d’achever ma lettre avant le départ du courrier. Mais avant de fermer l’enveloppe, je veux vous dire combien mon cœur est touché de la pensée que vous avez eue, devinant mes désirs, en m’envoyant ces ravissantes photos qui m’ont fait tant plaisir (dont je vous parlerai dans ma prochaine lettre) ainsi que ces fleurs qui, parce qu’elles ont été cueillies par vous, « s’ajoutent à mon âme » pour reprendre l’expression de Hugo. Savez-vous ce que je voudrais encore (je suis terriblement exigeant, n’est-il pas vrai), c’est une mèche de vos cheveux. Souvent à Paris j’ai pensé que cela me manquait et que j’aurais voulu la tenir dans mes dents cette parcelle de vous pour la savourer, pour avoir la sensation de mordre à même votre être ! Excusez mes paroles un peu folles et croyez à mes sentiments les plus affectueux.

Henry

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