Concorès le 26 juillet 1940

Chère méchante amie, je ne puis me plaindre que vos lettres soient uniformes ; elles soufflent tantôt le froid et tantôt le chaud et si j’étais d’une santé fragile, je risquerais certainement de prendre mal au milieu de ces courants d’air alternés qui, sans transition, plongent dans de singulières sautes de température. Votre lettre du 21 juillet en particulier semble avoir été expédiée du pôle et j’en suis tout glacé.

Si je connaissais votre père, je le prierais de vous infliger au moins 8 jours d’arrêts de rigueur. Mais pour votre punition, je vous laisse à tous vos remords, Mademoiselle K…, car j’espère bien que vous devez en être assiégée, depuis qu’un mauvais démon vous a dicté ces phrases impulsives et injustes, avec sommation pour la 2ie fois de vous retourner vos portraits, ce qui équivaudrait à me mutiler le cœur. Vous mériteriez que je vous boude sérieusement, mais j’en n’en aurai jamais le courage et d’ailleurs vous êtes tout à fait pardonnée puisque vous avez eu la gentillesse de m’envoyer deux photos ravissantes dont j’ai été comblé de joie et dont je vous remercie tendrement. A ce compte-là, j’accepterais avec enthousiasme de passer un contrat avec vous aux termes duquel après chaque vilaine lettre je recevrais en compensation par le courrier suivant quelques-unes de vos images, ce qui me permettrait de constituer un album tout rempli de vous.

Mais revenons à cette lettre du 21 et à ce qu’elle contient de surprenant pour moi et d’attristant. Comment avez-vous pu supposer que j’aie voulu arrêter l’échange de nos lettres et de nos pensées et vous abandonner ainsi brusquement. Agir ainsi, je vous assure, n’est pas dans ma nature. Mais vous ne vous rendez donc pas compte de ce que vous êtes pour moi, de ce que vous représentez dans ma vie. Ou alors vous n’ajoutez pas foi à mes paroles qui ne toucheraient votre oreille que comme des notes de musique égrenées dans le vent. D’être méconnu par vous à ce point-là m’afflige. De toute autre cela me serait parfaitement indifférent, mais de vous ce m’est une atteinte cruelle et je ne puis arriver à comprendre comment vous m’avez si mal jugé… à moins que vous ne vous soyez livrée à un petit caprice bien féminin et qui consiste à susciter artificiellement un semblant de querelle pour avoir le plaisir de rendre le partenaire suppliant et repentant d’une pensée qu’il n’a jamais eue et se prouver ainsi à soi-même qu’on a vraiment placé son amitié en lieu sûr. On pourrait qualifier cela de querelle de tendresse et si c’est ainsi que je dois la comprendre, je ne puis m’en plaindre, au contraire.

Malgré tout subsiste un doute dans mon esprit qui est aussi inquiet que le vôtre croyez-le, et je crains que vous ne vous abandonniez pas à moi avec assez de confiance et que vous ne réalisiez pas combien je vous suis attaché éperdument. Aussi pour que vous vous implantiez bien dans mon être, pour que vous arriviez à me connaitre en tout sens et aussi bien que vous-même, je vais, au risque de me répéter, essayer de me dépeindre à vous tel que je crois être.

Né dans une famille bourgeoise de facture classique, cela impliquait le conformisme traditionnel : étudier exclusivement ce qu’il faut pour arriver à une situation bien assise (de fonctionnaire par exemple) que l’on passe sa vie à accroitre ; dans le même ordre d’idées, prendre une femme « qui puisse faire l’affaire », c’est à dire offrant l’ensemble des petites qualités moyennes faisant la parfaite mère de famille ; trainer ainsi ensemble l’existence jusqu’à son terme avec un idéal terre à terre s’harmonisant avec la grisaille des jours, limiter son horizon à une vue que si alimentaire, ne pas enrichir sa personnalité mais l’étouffer jusqu’à l’anéantissement, n’avoir qu’une notion rudimentaire du bonheur, ne former qu’un maillon banal dans la chaine des générations, tels sont les trop nombreux exemples de ce genre de vie que je vis s’épanouir dans la société provinciale. Toute ma nature du plus loin que je me souvienne s’est cabrée devant tant de platitudes. Ma mère avait couvé, au lieu d’un poussin, un oiseau qui, dès qu’il s’est senti poussé des ailes, s’est perdu dans le ciel bleu.

Et alors commença pour moi la grande féérie. je veux dire que tout m’attira et me captiva de ce qui constitue la splendeur du monde, de ce qui arrache au prosaïsme de la vie courante. M’étant réfugié tout jeune « dans le jardin aux grilles dorées de la solitude« , je me suis nourri de choses éthérées, j’ai bu avidement à la coupe du rêve et cette formation première m’a marqué pour toujours. Je fis ma société des écrivains et dans tous les genres, des poètes surtout par lesquels on connait tant d’évasions divines (j’étais encore au Lycée que je faisais paraitre une série d’articles dont le titre vous indiquera la substance : « La vie moderne, source de la poésie au XX siècle »), je me plongeais comme dans un roman dans l’histoire des peuples, des civilisations, des religions et je vivais une multitude de vies imaginaires sous tous les cieux et à toutes les époques ; les chefs d’œuvre de l’art s’ajoutaient dans mon admiration à ceux de la pensée et je m’attachais d’autant plus à toutes les manifestations du génie humain qu’étant bien  sceptique sur l’éventualité d’une vie future et éternelle, je me rapprochais plutôt de la conception grecque et païenne du monde pour qui la destinée de l’homme est de pratiquer le culte de la Beauté… « et les mondes encore roulent sous ses pieds bleus« .

« Aime ce que jamais on ne verra deux fois » a dit le poète. Aussi les divers spectacles de la nature furent-ils pour moi la source de fêtes intérieures profondes où l’être se disperse, se prolonge et se vivifie dans les grandes forces élémentaires où les sens s’engouffrent : la montagne, les nuages, les forêts, les vents, les orages, la mer surtout, avec la magie du soleil qui orchestre le tout par ses colorations d’ombres et de lumières.

Mais si je demeurais ainsi le captif émerveillé de la création universelle, que dire alors de mon recueillement et de mon adoration par lesquels j’entourais, dès que je fus en âge de sentir, le chef d’œuvre de cette création, la fleur du paradis terrestre, « le seul monde où couler notre imagination » selon l’expression de Goethe, en un mot la Femme. Oui j’ai toujours été obsédé par Elle en qui se résume à mes yeux tout le sublime de la terre et du ciel. Et lui vouant ainsi un culte mystique et profane, immatériel et charnel, mon âme et mes désirs s’élançaient vers Elle comme les flots d’une marée montante que soulève la force irrésistible de l’attraction universelle. Vers Elle m’a toujours porté l’élan du rêve alimenté par le souvenir de toutes celles qui furent célébrées par les poètes, de toutes les héroïnes diverses que nous légua l’Histoire, de toutes celles qui inspirèrent à l’homme les chants d’amour ou de désespoir. Pour moi, Elle est toujours l’éternel printemps qui fait fleurir les fleurs de l’âme et qui embaume toute la vie.

Mais vous allez dire que ce sont là des pensées et des phrases d’adolescent et qui ne devraient pas dépasser la vingtième année. Peut-être en effet est-il paradoxal de s’attarder dans des conceptions qui peuvent paraitre aujourd’hui surannées. En tout cas, je ne les renie pas car elles alimentent ma vie intérieure, ma vie secrète que je vous livre à vous toute entière. « Vivre avilit ! » a écrit Henri de Régnier. C’est peut-être parce que j’ai très peu vécu dans le sens qu’on accorde d’habitude à ce mot que je me suis très peu usé et que les Illusions me restèrent fidèles. Ainsi je n’ai pas épuisé les réserves d’enthousiasme que chacun en son cœur porte au départ pour le parcours de l’existence. L’espoir et le désir de réaliser « la belle aventure » sont donc restés intacts en moi.

Si en effet je fais à ce point de vue le bilan de ma vie, je puis résumer ainsi : j’ai connu tout d’abord et tout jeune des amourettes candides et un peu fleur bleue qui, comme une buée sentimentale, baignaient et rafraichissaient l’âme ; puis, devenu étudiant, ce furent inversement des amourettes à fleur de peau où l’attrait physique jouait le seul rôle et qui par conséquent n’étaient que passe-temps sans profondeur ni durée.

Ensuite ce fut pendant de longues années l’étonnant évènement que vous connaissez, mon attachement à cette pauvre petite et qui fit que le cours normal de ma vie fut suspendu, tout accaparé que j’étais par elle et – comme elle était très enfant – restant à sa portée et pratiquant ainsi « l’art d’être grand-père« . Cela d’ailleurs ne me coutait pas, car ne supposez pas d’après ce qui précède que je sois un personnage lunaire, perdu entre ciel et terre (si j’étais ainsi je serais bien assommant), mais je suis au contraire très gai et très vivant et je me moule assez bien sur le caractère des personnes (tout ce que je demande à celles-ci, c’est de ne pas être ennuyeuses et il y en a beaucoup hélas avec qui, soit platitude soit incompréhension, on n’éprouve que l’envie de fuir).

Quand le malheur que vous savez me plongea dans la solitude, j’ai donc dû repartir dans la vie du point d’où partent les jeunes gens, mais avec des forces de sentiment accumulées et avec la plénitude du grand rêve qui avait animé toute ma jeunesse : celui de connaitre un amour infini et enivrant et où toutes mes aspirations trouveraient refuge.

Le moyen employé fut certes bien médiocre et même trivial ; ce fut le geste du marin qui lance la bouteille à la mer et dit : « A Dieu vat« . Et c’est ainsi que mes quelques lignes de Candide assez banales m’attirèrent 89 lettres. Beaucoup certes étaient tout à fait charmantes et attirantes. Plusieurs me captivaient. Il me semblait avoir devant les yeux bien des paysages divers vers lesquels j’avais le désir de me mettre en route. Mais il en était une très courte, d’une rédaction dense dont tous les mots portaient, dont tout les adjectifs me dépeignaient quelqu’un de tout à fait à part, quelqu’un qui me captivait par dessus tout. Pour continuer la comparaison commencée, je dirais que cette lettre symbolisait pour moi une cime neigeuse, s’élevant très haut dans l’azur, presque irréelle et parfaitement inaccessible. Aussi étais-je découragé d’avance et j’ai bien failli pour cette raison ne jamais répondre à cette lettre… et c’était la vôtre , mon amie !

Vous savez la suite, vous savez comment je fis progressivement votre découverte, votre ascension, comment j’allais d’étonnements en ravissements, comment vos lettres, surtout certaines que vous savez, celles d’avant l’éclipse que j’appellerai pour moi le naufrage, furent autant de brulots enflammés qui s’approchaient du navire chargé de poudre que j’étais ; comment je m’épris de vous d’une manière folle et désespérée car vous incarnez pour moi tous les rêves que j’avais pu concevoir, toute la femme idéale et surnaturelle qui avait toujours hanté mon esprit. Vous savez comment j’ai connu par vous des minutes divines quand vous vous êtes adressée à moi avec les paroles de feu de l’amour, avec l’élan de votre corps, de vos nerfs, de vos ongles crispés et dont j’ai senti en moi l’étreinte charnelle. Moments trop vite évanouis et par ma faute, mais dont je conserverai le souvenir inoubliable. Comme Faust, j’aurais pu m’écrier : « Instant, arrête-toi ! Tu es trop beau !« .

Je vous ai imposé cette trop longue lettre pour que vous réalisiez entièrement ce que vous êtes pour moi et pour que vous n’émettiez plus jamais sur mes sentiments des doutes tels qu’ils vous poussent à me réclamer vos photos comme signal de notre séparation. Si d’ailleurs un jour vous me les réclamez pour un motif indépendant de moi – et dans la vie d’une femme cela peut se produire – je vous les retournerais certes, avec douleur, mais je vous assure que je ferai faire auparavant un agrandissement de celle envoyée dernièrement, celle vue de face et dont le regard me fascine, un agrandissement en grandeur naturelle que je conserverai toujours et qui me permettra de poser mes lèvres exactement sur les vôtres sans que vous en soyez mortifiée et en me donnant l’illusion de votre présence réelle. Il me semble qu’ainsi par auto-suggestion, auto-envoutement, je gouterai la saveur même de votre être.

Henry

Cette lettre, j’avais dû l’interrompre ayant été souffrant quelques jours pour avoir mangé des champignons et pour ne pas la surcharger davantage, je n’ai pas répondu à votre dernière lettre qui était si douce et si gentille et dont j’ai eu tant de plaisir. Mais je vous écrirai demain. A demain chère petite amie.

Henry

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