Concorès le 29 aout 1960

Ma chère petite Suzanne

J’espère que ma lettre vous parviendra avant votre départ pour St Étienne de Tinée, lettre qui vous apportera tous mes meilleurs vœux de bonnes vacances pour vous et votre maman. J’espère que vous aurez la chance d’avoir un beau mois de septembre, que vous allez bien vous reposer physiquement et moralement et que vous reviendrez tout à fait d’attaque pour affronter le voyage à Paris.

Ici, j’ai passé des jours bien tranquilles dont j’avais grand besoin étant arrivé assez fatigué ; si le début de mon séjour a été marqué par des journées orageuses, pluvieuses et froides, le soleil daigne maintenant nous visiter, ce qui fait que j’ai décidé de rester sur place ; la campagne est très verte, les récoltes superbes, le Céou coule à plein bord. Selon mon habitude, je ne sors guère, passant mon temps à picorer, disons plutôt pour être plus poétique, à butiner dans les bibliothèques, ce qui fait que je me gorge de lectures, chose que je ne puis guère faire à Paris où la vie est terriblement absorbante et hachée, surtout quand on est pourvu d’une cousine aussi exténuante que la mienne.

J’ai naturellement Kiki avec moi, ce qui m’oblige à faire du vélo pour aller chercher sa pitance à St Germain. Vous m’avez d’ailleurs vu dans cet exercice quand vous m’attendiez sur le bord de la route, puisque vous ne vouliez pas rester seule à la maison, en tête à tête avec le fauve, lequel vous avait d’ailleurs grièvement blessée. Vous devez vous en souvenir avec amertume et avec effroi !

Vous vous apprêtez à lire « l’Idiot » de Dostoïevski. C’est une de ses grandes œuvres, surpassée peut-être par « les Possédés » et surtout par « les frères Karamazov ». J’avais vu, il y a quelques années, un film tiré de ce roman et où jouaient magnifiquement ce pauvre Gérard Philippe, ainsi qu’Edwige Feuillère. C’était, à mon humble avis, un très bon film.

J’ai lu en post scriptum de votre lettre que vous aviez peint les 10 portes de votre appartement (je n’avais pas l’impression qu’il y en avait une telle quantité ; cela m’a donné l’idée de compter celles d’ici, il y en a 17 rien que pour l’étage habité). Avez-vous peint ces portes à la manière d’un peintre en bâtiment ou bien à la manière de Michel Ange par exemple, peignant les fresques de la Chapelle Sixtine ?

Je continue, comme par le passé, à manger à l’auberge, en compagnie du Docteur Crozat, dont la voix toujours étouffée entre ses dents n’est pas plus perceptible que jadis.

Le Docteur Rédoulès a été de nouveau grand-père pour la quatrième fois ; le mariage de sa fille ainée aura été particulièrement fécond.

C’est avec grand plaisir que j’ai lu sous votre plume que vous étiez « beaucoup plus gaie« . Je souhaite que cette disposition d’esprit continue et s’amplifie, ce qui ne pourra qu’être beaucoup plus agréable pour vous-même et ceux qui vous entourent.

Oui, j’ai trouvé comme vous que la Direction d’Arts, suspendant sa publication pendant le mois d’aout, était un peu abusive vis à vis des abonnés.

Je vous quitte, chère Suzanne, en vous souhaitant encore d’heureuses vacances et en vous embrassant de tout cœur.

Henry

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