Concorès le 9 aout 1956

Ma chère petite Suzanne

Vous êtes trop gentille d’avoir pensé à me souhaiter ma fête. Mais je veux vous gronder pour m’avoir envoyé, à cette occasion, cette jolie cravate verte et ces délicieux bonbons qui m’ont fait très grand plaisir et dont je vous remercie bien vivement. Je ne veux plus que vous fassiez de telles dépenses pour moi.

A mon tour, je vous adresse mes vœux les plus affectueux ma petite Ste Suzanne. J’aurai voulu vous envoyer pour cette circonstance un souvenir, mais d’ici, à Concorès où je suis actuellement, il m’est difficile de trouver quoi que ce soit, aussi je vous adresse le petit mandat ci-joint qui vous permettra de faire un achat à votre gout.

Vous serez certainement surprise de me savoir encore à Concorès. J’y suis venu inopinément et pour peu de temps, à la suite d’une lettre du Dr Rédoulès, mon cousin, m’informant que ma demeure avait été visitée par des romanichels qui s’étaient introduits par effraction et avaient fracturé armoires et secrétaires, répandant tout le contenu sur les planchers. Ils devaient sans doute chercher de l’argent ou des bijoux, mais ils en ont été pour leurs frais. Néanmoins, j’ai éprouvé une sensation désagréable à constater cette indésirable visite. C’est pour constater les dégâts, qui sont en somme de peu d’importance, que je suis venu. Je vais repartir demain pour Paris et je reviendrai plus tard achever ici le reste de mes vacances, car j’aurai bien à m’occuper pour des travaux de réfection : toiture, plafonds, dont le plâtre est tombé en certains endroits. Mais le difficile sera d’obtenir des ouvriers qui sont ici extrêmement rares et très surchargés. Concorès est certes bien agréable mais représente pour moi une lourde charge.

Vous m’aviez demandé, dans une précédente lettre, ce que je faisais. Mais ma chère Suzanne, toujours la même chose et que vous savez déjà : je continue à assurer la rédaction de la revue hebdomadaire de la Chambre Syndicale des Constructeurs d’Automobiles. Je vous l’avais dit lors de votre dernier séjour à Paris.

Le reste de ma vie est toujours semblable. Je suis toujours aussi libre qu’auparavant, dans le sens où on entend liberté comme absence de toute emprise féminine. Je ne crois pas que vous m’ayez demandé autre chose. Si j’ai oublié de répondre à une de vos questions, rappelez-la moi, je vous prie.

Et vous ? Votre secrétariat chez des amis continue-t-il toujours ? Vous m’aviez exprimé des craintes à ce sujet en m’écrivant en janvier. De quel genre de secrétariat s’agit-il et de quoi vos amis s’occupent-ils ?

J’ai été bien heureux de recevoir votre photo, mais ce vaste peplum dans lequel vous êtes enveloppée vous dissimule bien. On ne voit guère que votre tête et vos mains.

Vous paraissez mélancolique dans vos écrits. Déjà il y a bien longtemps, plus de 15 ans, le médecin pour lequel vous éprouviez un penchant vous appelait « ma petite neurasthénique« . Je sais bien que depuis la vie ne vous a guère été favorable et que vos désirs de jeunesse (théâtre, etc.) ont été déçus et que vous avez sans doute éprouvé également (car j’ignore quelle a été votre vie sentimentale depuis des années) bien des amertumes du côté du cœur. Mais que faire quand on a une sensibilité aussi vive que la vôtre et qui intensifie si profondément le moindre choc reçu. Des conseils de philosophie ou le rappel du vers de Lucrèce : « il faut savoir contempler toute chose d’une âme pacifiée« , seraient sans doute inopérants. Chacun dans la vie réalise difficilement son rêve. Le mieux est d’en prendre son parti avec courage. La résignation est une faculté qui n’est pas sans grandeur… Mais je m’arrête, car j’aurai l’air de faire un sermon de prédicateur.

Je ne sais si ma lettre vous trouvera à Nice. Peut-être avez-vous déjà pris vos vacances. Mais je crois que vous les prenez plutôt en septembre.

Je vous quitte, chère Suzanne, en vous remerciant encore de tout cœur pour votre souvenir fidèle qui se manifeste en toute occasion et je vous embrasse bien affectueusement. Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir de votre maman.

Henry

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