Gare de Tarascon – mercredi matin 28 mai 1946

Ma chère petite Amie

Il est 4h½ du matin et je suis en train de vous écrire dans le petit buffet de la gare de Tarascon.

On a joué de malchance. Le train que j’ai pris à Nice a eu des avaries en cours de route et a pris près de 2 heures de retard. Quand il est arrivé à Tarascon, qui doit assurer la correspondance, le train de Nîmes nous est parti sous le nez. Il faut maintenant attendre le suivant qui ne partira qu’à 8h35. Cela fera plus de 12h depuis mon départ de Nice. Il ne faut guère plus pour arriver à Paris. J’ai pris la tête des voyageurs mécontents (et il y avait de quoi) restés sur le quai, pour eng…uirlander le chef de gare et écrire une protestation collective sur le registre des réclamations.

Malgré ce contre-temps, je suis d’excellente humeur. Je suis trop imprégné, en effet, de la joie ressentie au cours de cette dernière journée passée ensemble, pour me sentir importuné par quoi que ce soit. Il me semble que je serais capable d’aller à pied jusqu’au bout du monde.

Vous êtes en ce moment, certainement, profondément endormie et vous ne vous doutez pas que je suis en train de m’entretenir avec vous. Pour moi, il me semble que vous êtes présente devant moi, puisque dans mon esprit vous ne m’avez pas quitté durant tout ce voyage. Je vous porte toute entière vivante dans mes prunelles. Tous vos traits s’animent à ma volonté dans mon regard sous mes paupières closes. Je ne me sens pas séparé de vous.

Vous allez dire que je deviens bien lyrique et que surtout je devrais manifester plus de tristesse que de joie pour le motif, certes capital, que vous m’avez fait connaitre. Mais tout est relatif. Quand on a cru vous perdre totalement, c’est déjà une remontée magnifique du fond de l’abime, qui s’est produite pour moi, alors que je n’espérais plus rien.

Une ½ part de vous – la plus petite, je sais ; nous dirons celle qui n’est pas immortelle, qui n’est pas votre essence profonde – mais c’est déjà quand même tellement splendide !

Ma chère grande petite fille, comment vous dire le bercement si doux que j’ai éprouvé à me trouver avec vous pendant la plus grande partie de ces 15 heures (j’ai fait le total) passées ensemble.

Je ne vous fais pas une déclaration sentimentale – zone interdite pour moi, je ne l’oublie pas – mais quand même, j’ai bien le droit, sans enjamber le poteau-frontière, de vous dire combien je me suis senti baigné de bonheur par toute votre gentillesse et votre douceur avec moi. Pas le moindre horion, pas la moindre phrase désagréable. Quelle baguette magique vous a donc ainsi transformée ? Peut-être ne faut-il voir les fleurs de Nice que sous le ciel méditerranéen, sous lequel elles conservent tout leur éclatant coloris.

Comme il m’aurait été divin de prolonger ce séjour. « Instant arrête-toi ! Tu es si beau » est-il dit dans Faust. Mais je l’éterniserai dans le souvenir.

Soyez remerciée de tout mon cœur, vous et votre maman, pour m’avoir accueilli avec tant d’amitié.

Affectueusement votre

Henry

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