Gourdon le 1er juin 1946

Ma chère petite amie

Sur le point de regagner Paris, je vous écris une dernière fois.

J’ai retrouvé mon beau-père en excellente santé, n’ayant pas changé et ayant même plutôt rajeuni (n’est-ce pas d’ailleurs le compliment que vous m’avez fait et qui est celui sans doute qu’on décerne aux gens âgés, pour les réconforter j’imagine) depuis 9 mois que je l’avais quitté. Il jouit vraiment d’une magnifique vieillesse.

Il m’a fait raconter avec force détails mon voyage, connaissant d’ailleurs lui-même tous les pays que j’ai visités. Il m’a rappelé, ce que j’avais totalement oublié quand j’y suis passé, que nous avions à Valence un cousin, conservateur des hypothèques. Je n’aurai du reste pas eu le temps d’aller le voir.

Quand je lui ai parlé du Cécil Hôtel, il s’est retrouvé en pays de connaissance, car, coïncidence curieuse, c’est là qu’il descendait lui-même quand, étant juge d’instruction à Castellane, il allait à Nice plusieurs fois par an pour se distraire un peu et, je pense, conter fleurette aux petites femmes, étant veuf et non encore remarié.

Je ne lui ai point dit toutefois que j’avais passé tant d’heures inoubliables avec une ensorcelante jeune fille. Avec son esprit inquiet, il aurait été trop alarmé et se serait imaginé que ma nature enthousiaste et romantique m’entrainait sur le sentier de perdition.

Il fait un temps maussade (comme moi-même en vous quittant lundi soir à 5 heures, direz-vous) et froid. Je songe avec mélancolie que, après avoir parcouru plus de 2000 Km, je ne suis qu’à 12 Km de Concorès et que je n’ai pas le loisir d’y aller, à cause de ce sacré vote du 2 juin auquel je ne puis me soustraire après avoir prêché contre l’abstention. J’ai vu avec plaisir que les arbres sont surchargés de fruits (les aimez-vous, j’ai oublié de vous le demander ; moi oui, mais surtout sous la forme de confitures dont je suis un amateur de premier ordre, je pourrais vous raconter plusieurs anecdotes à ce sujet, assez amusantes).

Je clôture tous ces propos insignifiants, car je ne veux pas avant mon retour à Paris entamer tout ce qui me tient tant à cœur – et l’expression ne vous paraitra pas exagérée, si vous voulez bien tenir compte que depuis l’après-midi du 28 mai qui m’apparait comme une véritable plaque tournante du destin, j’ai la sensation de nager éperdument dans le bonheur (à moins que je ne m’illusionne ridiculement). Cela peut vous paraitre étrange, même inconcevable étant donné la situation très particulière que vous m’avez exposée et que j’ai réalisée, croyez-le, pleinement. Mais pourtant, cela est naturel et logique. Je crois vous l’avoir dit d’un mot et je vous l’expliquerai plus complètement.

J’ai trouvé en vous une femme différente ou tout au moins d’un cran encore supérieur à celui que j’imaginais. J’ai réalisé une découverte plus approfondie de vous-même et qui m’a vraiment enchanté.

Mais je me laisse entrainer malgré moi sur un sujet que je ne veux reprendre qu’à mon retour à Paris, quand je vous écrirai à nouveau pour faire le point de mon voyage, revivre toutes mes impressions d’avec vous, vous dire toutes mes pensées sincères sur les sujets si diversifiés de nos entretiens, dont le dernier surtout m’a laissé une joie plénière, planante, comme celle qui déferle dans une des grandes symphonies de Beethoven, intitulée précisément celle de la joie – et qui demeure pour moi indélébile.

Mais quand je vous écrirai tout ce que j’ai pu ressentir, je voudrais que vous fassiez de même et que nos lettres, partant l’un vers l’autre au même moment (j’ai indiqué je crois le 6 juin) pour qu’elles ne s’influencent pas et que ce que nous pouvons penser l’un et l’autre, soit de différent soit de semblable, puisse s’exprimer en toute franchise et, je dirai, dans une pureté de cristal.

Je vous quitte en hâte, comme ma lettre est d’ailleurs écrite, c.à.d. dans la salle d’attente de la petite gare de Gourdon, juste sur le point de prendre le rapide de 22h27 qui me ramènera dans la capitale après ce voyage qui m’aura procuré tant d’impressions intenses.

Un baiser à la pointe de vos jolis doigts, si cela ne doit pas vous offusquer.

Henry

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