Gourdon le 21 avril 1942

Ma chère grande amie
Quel profond bonheur ce fut pour moi de recevoir enfin, après tant d’attente, une lettre de vous : celle du 17 avril, les précédentes ne m’étant pas parvenues.
Vous avez su m’exprimer avec une douceur et une chaleur qui m’émurent beaucoup des sentiments qui m’ont réconforté, qui m’ont baigné le cœur de toute la suave étreinte de votre amitié bienfaisante. Il me semblait que vos bras tendres se tendaient vers moi et m’enlaçaient le cou pour bercer ma peine. De toute mon âme je vous remercie de vous pencher sur moi avec tant de bonté, montrant ainsi, dans cette circonstance triste, qu’aucune des qualités de la femme ne vous manque. Vous êtes la perfection accomplie en tout, mon amie !
Je venais de vous envoyer un télégramme et une carte postale quand j’ai reçu votre lettre. Je m’imaginais bien qu’il y avait manque de transmission dans mon courrier et pour avoir plus de certitude que votre correspondance me parvienne, je vous priais de m’écrire poste restante. Mais j’espère que maintenant, étant plus connu des Services de l’Etablissement, vos lettres s’achemineront jusqu’à moi sans aléa.
Oui, cela me fera un immense plaisir de recevoir « Les hauts de Hurle Vent » que je voulais lire depuis déjà longtemps – et plus encore de pouvoir contempler les illustrations faites par vous. Ce sera pour moi un moyen de pénétrer plus en vous, de mieux connaitre les raffinements de votre nature artiste, de plonger dans l’intimité de votre sensibilité. Je vous remercie de me confier ce livre auquel vous tenez tant et qui pour moi sera plus précieux encore puisque vous y aurez ajouté votre interprétation et le retentissement de votre âme. Je m’efforcerai à Paris de faire habiller cet ouvrage comme il convient. Cette famille Brontë est prodigieusement captivante et d’une richesse et d’une intensité de vie intérieure et de rêve qui sont stupéfiantes. Emily surtout, dont j’ai chez moi les poésies très belles, est la figure la plus prodigieuse et la plus enflammée de ce trio de sœurs qui laisse dans la littérature anglaise une trainée lumineuse, rapide et éblouissante de météore.
Vous me demandez si je pourrai venir à Nice cette fois-ci. Mais ma pauvre amie, je ne suis pas parti en congé régulier. J’ai quitté Paris sur le champ en recevant un télégramme et je n’ai pas même pu me mettre en règle avec mon administration, car les bureaux étaient fermés puisque nous nous trouvions en pleines fêtes de Pâques. Je serai donc obligé de regagner Paris en toute hâte dès que ma présence ici ne sera plus strictement nécessaire. De plus, je suis obligé de retraverser la ligne de démarcation par Vierzon, sur la ligne Paris-Toulouse, ce qui me met dans l’impossibilité de faire un crochet pour le retour. Vous devez bien penser que c’est pour moi un vrai crève-cœur de me trouver en zone libre sans pouvoir venir jusqu’à vous. Mais j’espère bien que votre projet de venir à Paris vers juin tient toujours. Je me fais une telle fête et une telle joie d’être avec vous en contact prolongé durant votre séjour que si cet espoir s’échappait, j’en aurai un chagrin profond. Je ferai tout mon possible pour vous faire obtenir le laissez-passer. Ce séjour vous sera d’ailleurs indispensable pour préparer cette fois sérieusement votre concours d’admission au Conservatoire. Répondez-moi sur tout cela.
Et puis-je vous demander, mon amie, de m’envoyer encore quelque image de vous, dont vous savez qu’elles me font tant de plaisir. Et aussi une mèche de vos cheveux, comme je vous en avais exprimé autrefois le désir.
Dites-moi comment s’est passé pour vous ce rude et long hiver. Parlez-moi du concours artistique et du salon de peinture auxquels vous avez participé puisque vous avez des aptitudes si variées. Je suis en admiration devant tous vos dons.
Tout en souffrant toujours beaucoup, il semble qu’il se produise une amélioration dans l’état de ma mère, bien que celui-ci reste toujours assez inquiétant. Cela me donne un peu d’apaisement de l’esprit. Mais même sans cela, je n’en continuerai pas moins de penser toujours à vous, car il n’est rien au monde qui puisse m’arracher à la tendresse que je vous porte.
En vous remerciant encore de tout cœur pour tout ce que vous m’avez écrit et qui m’a été si doux, je vous adresse, ma chère grande amie, mes pensées les plus affectueuses.
Henry