Mardi matin 8h – 27/05/46

Non ! Je ne peux pas partir, je ne peux pas ! Plus forte que moi, une force me retient encore. Je voudrais, avant de m’arracher d’ici, voir un peu clair dans le brouillard qui règne en moi.

Hier soir, jusqu’à 8 heures, c’était net, cruel et foudroyant dans son déchirement total. C’était le point final et absolu. La rentrée définitive dans le désert !

Puis vous êtes venue. Ce fut comme une bouffée d’air respirable. Ce que vous m’avez dit ; les propos échangés, gauchement de ma part, sont venus remettre en question tout ce qui me paraissait déjà résolu dans le sens du vide et du plus complet abandon.

Mais alors, à partir de ce moment, je ne sais plus, mes idées vacillent, je n’arrive pas à comprendre ni à sentir le fond même de votre pensée. Vous m’avez parlé de la « lettre formidable » de jadis et qui pour moi, comme je vous l’ai dit, reste toujours valable, garde toujours son engagement d’éternité. Mais vous, comment actuellement vous greffez-vous sur elle ? Quel sort définitif lui faites-vous ? C’est ce que je n’ai pu arriver à percevoir nettement. Je ne démêle plus en vous les lignes directrices. Je n’aboutis à aucune conclusion qu’il me soit possible de fixer dans votre esprit qui m’a paru être un terrain mouvant. Ou alors, c’est peut-être moi qui dans le bouleversement intérieur qui m’agitait, ne pouvait arriver à me ressaisir, ni à coordonner ce que vous me disiez d’une manière qui me paraissait floue, incertaine, velléitaire.

Ne dormant pas, toute la nuit n’a fait qu’épaissir la nuit de mon cerveau (comment se fait-il qu’à mon âge je puisse connaitre encore de telles secousses qui d’habitude ne dévastent que les âmes jeunes). Et c’est ainsi qu’au moment de prendre le train, je ne me sens plus le courage de partir dans un tel désarroi. Je me sens rivé sur place. Déraisonnablement je recule mon départ jusqu’à 6h ce soir, pour pouvoir encore passer quelques heures avec vous, puisque vous m’avez dit que vous étiez libre aujourd’hui.

Faites-moi la grâce, je vous prie, de m’accorder encore cela. Je vous assure que je ne serai pas encore « maussade », comme vous dites (par cette expression, vous vous trompiez d’ailleurs totalement sur mon état d’âme, c’était bien autre chose et bien pire) ; je ne veux pas être pour vous la moindre cause d’ennui ; je ne veux pas vous laisser sur une impression décevante. La seule chose que je vous demanderai, c’est une grande franchise, même brutale comme autrefois ; cela était loin de me déplaire, même si les coups étaient parfois un peu rudes.

Et nous resterons toujours, quand même, de vrais amis.

Henry

P.S. Je vous attendrai après déjeuner, à partir de 1 heure, dans le salon, de l’hôtel, si vous voulez bien une dernière fois venir jusqu’à moi.

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