Paris jeudi 17 aout 1950

Ma chère petite Suzanne

Quelle surprise incroyable m’a apportée votre lettre! J’ai examiné plusieurs fois le cachet de la poste pour voir s’il ne portait pas la date du 1er avril. Mais non. Il semble ne pas y avoir de supercherie et pour de bon vous êtes devenue parisienne, encore un peu mal acclimatée sans doute, je le vois par votre lettre. Mais cela viendra après une petite période de rodage (si je puis employer cette expression qui reflète un peu le langage de l’automobile dont je vais avoir à m’imprégner de nouveau).

Ma joie de vous revoir sera au moins aussi grande que la vôtre. Heureusement que vous m’avez écrit ces jours-ci, étant sur le point de partir pour Concorès.

Savez-vous que je suis de plus en plus intrigué à votre sujet. Jamais vous n’aviez été aussi cachotière avec moi, jamais vous ne vous étiez entourée de tant de mystère !

J’ai tout de suite regardé dans le Bottin si le 3 de la rue Froidevaux n’était pas l’adresse d’un couvent, imaginant – connaissant vos sentiments religieux – que vous étiez peut-être entrée dans les Ordres. J’ai eu un soupir de soulagement en constatant qu’il n’y avait point là de centre de réclusion perpétuelle. Et d’ailleurs, vous me donnez rendez-vous dans une brasserie qui n’a rien d’un cloitre, ce qui me prouve bien que vous ne voulez pas vous « retirer du monde ». Tant mieux, tant mieux, cela me permettra de vous sortir un peu dans Paris.

Je comprends aisément quelle peine vous avez dû ressentir à vous séparer une seconde fois de votre maman.

Vendredi, ce me sera difficile de me rendre au rendez-vous que vous me fixez, parce que je vais un peu l’après-midi à la Ch. Synd. des Const. Autom. chaque jour pour me remettre un peu dans l’atmosphère avant de reprendre un service actif.

Mais si vous voulez bien, ce sera pour samedi 19 courant vers les 4 heures à la Coupole.

Mais me reconnaitrez-vous ? J’en doute fort. J’ai tant changé, tant vieilli, tant blanchi depuis 2 ans avec tous mes soucis, que je redoute beaucoup l’effet que je vais vous produire à cette rencontre. Au lieu de paraitre votre père, j’aurai plutôt l’air d’être votre grand-père, si vous êtes restée la même.

A samedi donc, ma chère petite Suzanne. Je vous embrasse bien affectueusement.

Henry

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