Paris le 18 mars 1947
Ma petite Suzanne chérie
Est-ce que vous connaissez ce tableau de Millet qui est intitulé, je crois, l’arc-en-ciel ? Il représente un jardin sur lequel la rafale et l’orage viennent de passer. Les plantes, les fleurs sont encore étourdies et ployées sur leurs tiges par la tourmente, elles ruissellent encore de pluie. Mais le vent s’est apaisé, à l’horizon le ciel s’éclaire et s’illumine, un arc-en-ciel se dessine dans la brume et ses couleurs multicolores imprègnent tout le paysage de reflets chatoyants. Et sous cette influence quasi surnaturelle, la montée de la sève interrompue reprend, les fleurs courbées se relèvent, les branches se redressent, se tendent à nouveau vers l’espace. L’éternel printemps triomphe et reste vainqueur des forces brutales, la vie rebondit mordorée et s’épanouit heureuse.
C’est un peu ainsi, comme ce jardin foudroyé, que renait mon âme, surtout après la lecture de votre dernière lettre, véritable arc-en-ciel qui a ranimé pour le bonheur tout ce qui en moi avait été dévasté par l’idée fausse et enfiévrée que je me faisais de vos dispositions envers moi.
Et j’en suis à me demander s’il n’est pas bon que de temps à autre un choc brutal vienne heurter les parois du cœur et les faire vibrer comme un cristal qui ne savait peut-être pas encore jusqu’à quel degré pouvait atteindre sa résonance. Le coup de fouet de la souffrance est divin, lorsqu’il a été engendré par un être qui, en même temps, se penche sur vous pour guérir la blessure, vous console et vous berce avec une douceur presque maternelle. Car c’est bien, pendant plusieurs pages, une véritable berceuse dont vous m’avez enveloppé, avec des mots si tendres qui perlent comme des gouttes de rosée et caressent l’âme.
Tout ce que vous voulez bien me dire de moi, après tout ce que vous m’avez dit déjà, me fait presque peur, car vous me magnifiez par trop dans votre esprit et en vous lisant, en écoutant ce concert mélodique dont les phrases, comme des notes suaves, me subliment avec une confiance si émouvante, je me sentirais, ma foi, pousser des ailes d’ange, si je ne savais, en toute humilité, que je ne suis qu’un homme avec toutes les faiblesses que comporte cet état pour nous tous, depuis le péché originel. Alors, si j’incarne ainsi pour vous les diverses représentations que vous vous faites de moi avec une indulgence qui me touche et qui risque de m’effrayer, je tendrai de toutes mes forces à ne pas vous décevoir, à me hausser vers cette image morale fascinante conçue par vous et dans laquelle je me vois me reflétant, comme en un miroir, dans votre âme. Mon amie chérie, il me semble que je suis comme une matière fluide et malléable que vos mains pétrissent pour me façonner à votre fantaisie selon la forme idéale que vous rêvez pour moi, sur le plan spirituel s’entend, puisque mon enveloppe charnelle devrait retourner, pour être modifiée, dans la matrice de la création. Et moi aussi, je tendrai à faire pour vous de même. Comme ce sera captivant, j’imagine, de retentir l’un sur l’autre, de se répercuter mutuellement, de se métamorphoser et de se reconstruire presque, de nous enrichir en dedans l’un par l’autre, de faire de nous des êtres nouveaux dont nous serions tous les deux les auteurs…
Mais mon romantisme coule à pleins bords et vous pourriez vous en lasser, aussi je tourne court pour suivre votre lettre pas à pas.
C’est une idée merveilleuse que vous avez eue, en songeant à Concorès pour se marier. J’avoue que je n’y avais pas pensé ; il est vrai que je croyais que ces cérémonies s’accomplissaient toujours dans le lieu de résidence de la femme qui se marie. Comme vous le dites si bien, ce cadre champêtre sera idéal… et puis nous aurons, c’est le cas de le dire, le curé sous la main (toujours un grain d’espièglerie dans mon esprit).
Vous me dites, pour mon enchantement, que vous ne vous ennuyez jamais. Mais c’est une métamorphose à laquelle je ne m’attendais pas, puisque vous m’aviez dit jadis que le docteur de Nice vous appelait « sa petite neurasthénique !« , ce qui me faisait croire que vous étiez vouée à la tristesse (et puis d’ailleurs, je vous avais vu arriver ici dans les larmes et repartir de même ; vous me faisiez l’effet d’un saule pleureur). Et cette pensée me désolait, car je crois que le meilleur moyen de bien traverser la vie, c’est d’avoir avec soi une provision de gaité et de bonne humeur.
Alors c’est vrai que vous avez eu un petit « coup au cœur » en lisant ma lettre d’adieu. Vous méritez bien d’avoir un petit émoi de quelques secondes, alors que j’en avais connu un si grand pendant des jours et des nuits. Et pour égaliser un peu les choses, il aurait peut-être mieux valu que la seconde lettre fut reçue quelques heures après la première. En disant cela, je ne fais pas preuve de « cette bonté, cette générosité d’âme » que vous voyez en moi, mais ayant beaucoup souffert par vous, il ne m’aurait pas tellement déplu que vous souffriez aussi un petit peu par moi : vous voyez que je suis un monstre de cruauté.
Mais oui vous pouvez fort bien venir en avril avec votre maman ; à cette époque-là à Paris, les femmes portent encore leurs fourrures. Et d’ailleurs, le proverbe est formel : « Avril, ne quitte pas un fil !« .
Au sujet des illustrations de livres, je ne suis pas introduit dans le milieu des éditeurs d’art, mais j’ai un ami qui, je crois, pourra être utile pour nous orienter, car il a édité lui-même un livre d’art illustré par un des ses amis et ce dernier doit, je pense, être au courant des maisons auxquelles on peut soumettre des projets. Il faudra naturellement apporter avec vous des spécimens de vos productions (je ne connais que celles pour le livre : Les Hauts de Hurle-Vent et qui m’avaient enthousiasmé).
J’ai visité ces jours-ci une magnifique exposition de Van Gogh. Quel peintre étrange, visionnaire et tourmenté et tout à fait à part des autres. J’ai regretté que vous ne fussiez avec moi, car mieux que moi vous auriez apprécié ces productions saisissantes.
Je vais tâcher de vous procurer les livres de Bernanos et celui sur Lizt. Excusez-moi, je vous prie, de mon retard à ce sujet, mais je suis très pris et il faut faire beaucoup et beaucoup de librairies avant de trouver ce qu’on cherche, tant les livres intéressants sont enlevés rapidement.
Nous sommes un peu retardés, en ce moment, dans la formation de la société « Démosthène », car mon ami Albisson vient d’avoir son fils gravement malade ; il a subi une opération qui a duré 3h½ et il a été très inquiet pendant plusieurs jours. Mais maintenant, cela va mieux, alors nos affaires vont reprendre leur cours.
Vous ne vous faites donc plus photographier ? Vous savez à quel point j’aime recevoir votre image. Il faudra qu’ici je vous emmène chez un bon photographe.
Est-ce que vous allez tout à fait mieux ? Est-ce que vous pouvez rire maintenant sans ressentir des souffrances atroces ?
J’ai oublié, je crois, de vous en parler précédemment, mais j’ai eu de la peine d’apprendre ce deuil qui a été si pénible pour votre maman. Je ne savais pas qu’elle avait une sœur. Où habitait-elle ? Elle ne devait pas être âgée et a dû mourir subitement. Est-ce que votre grand-mère se porte toujours bien ?
Ma petite chérie, je vous quitte, car il se fait tard ; déjà 1h½ du matin. A cette heure-là, vous dormez sans doute déjà depuis longtemps. Je vais en faire autant et m’abandonner au sommeil en pensant à vous et en vous embrassant de tout mon cœur.
Henry