Paris le 20 juin 1950

Ma chère petite Suzanne

Votre lettre a été pour moi une source de bien grandes émotions. Elle m’a causé du bonheur, beaucoup de bonheur, et en même temps une folle appréhension, comme si tout plaisir était destiné à subir sa contrepartie contraire.

Essayons de nous retrouver dans tout ce choc d’impression. Et tout d’abord, allons vers ce qui enchante et en premier lieu vers la nouvelle qui pouvait le mieux me combler et calmer mes appréhensions au sujet de votre santé à laquelle je vous assure je pense depuis de longs mois avec une vive inquiétude. Vous savoir guérie, malgré tout, je veux dire malgré le manque des soins nécessaires que vous ne pouviez assumer, c’est bien la plus grande joie que je pouvais ressentir présentement. Cela domine tout !

Et comme un bonheur ne vient jamais seul, dit-on, voilà que vous m’annoncez votre venue prochaine à Paris. Je n’ose y croire, pas plus qu’à un conte de fée ; cependant je relis votre lettre. Les mots sont bien là devant moi, à n’en pas douter. Ils me disent que je vais vous revoir, que vous serez ici, dans la même ville que moi. Après tant de déboires, tant de projets abandonnés, tant d’espoirs déçus, et certains de mon fait, est-ce chose croyable ? Mais oui. Cette réalité de demain, de bientôt, est là, incluse dans vos lignes. Je ressens un bonheur intense.

Oui, cela fut ma première impression qui me donnait une plénitude heureuse, mais laquelle aussitôt a été traversée d’une pensée déchirante. Pensée par laquelle il m’est impossible depuis des jours et des jours de ne pas être obsédé.

J’aime mieux vous dire tout de suite et franchement ce que je ressens, car il importe qu’entre nous tout se passe d’une manière loyale et il en fut d’ailleurs toujours ainsi jusqu’ici et c’est ce qui a donné à notre amitié ce caractère de pureté et de transparence qui n’est pas chose très commune. Eh bien voilà : vous entourez votre venue ici d’une telle atmosphère de mystère, remettant à plus tard de me « raconter en détails ce qui vous amènera ici« , que je me demande si vous n’osez pas me dire par écrit ce que vous comptez m’expliquer ultérieurement de vive voix. Oui, dans ces conditions, je me suis demandé si vous ne veniez pas pour vous marier avec quelqu’un d’ici ? Je pense à cette idée là sans cesse et vous devez admettre combien elle peut me faire mal. Il vaut mieux me dire les choses tout de suite, car dans ces conditions je me demande si je garderai Concorès que je tiens à bout de bras uniquement à cause de vous (je regrette bien que vous ne puissiez y venir cet été).

Soulevez donc, ma chère petite Suzanne, ce voile de mystère dont vous vous entourez.

Je vous remercie de tout cœur de votre lettre si humaine, si compréhensive et par là même si réconfortante. Je vous aime tellement mieux ainsi que lorsque vous faites preuve de sévérité.

J’espère que cette fois-ci votre arrivée se réalisera pour de bon et en vous disant à bientôt la joie immense de vous retrouver, je vous embrasse bien affectueusement.

Henry

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