Paris le 21 juillet 1957

Chère et adorable Suzanne
Véritablement vous êtes un Ange ! Le mot n’est pas trop fort. Alors que vous devriez avoir envers moi un juste ressentiment pour avoir si longtemps tardé à vous répondre, vous me gardez si peu de rancune que vous n’hésitez pas à me souhaiter ma fête et à m’envoyer, à cette occasion, un nouveau livre. Je suis confus de tout cela, autant de mon inqualifiable silence que de votre indulgence vraiment méritoire. De tout cœur je vous remercie de ce volume que je lirai en vacances, comme j’avais lu aux vacances dernières : « Mort où est ta victoire ? ».
Je ne sais plus si je vous avais donné alors mes impressions. Elles peuvent se résumer à ceci : le livre est bien écrit, comme tout ce qui émane de Daniel Rops ; le caractère des personnages est bien fouillé, l’intérêt ne faiblit pas durant ces 4 ou 500 pages. Mais combien l’héroïne principale est irritante ! Comme elle est versatile, compliquée, impérieuse, absolue ! En somme plutôt difficile à vivre. C’est le genre de femme dont, tout en saluant ses nobles qualités, je m’écarterai d’instinct car elle ne laisse pas l’esprit en repos, elle vit l’existence en tragédienne. A la longue, ce doit être bien fatigant pour son compagnon.
Dans votre avant-dernière lettre, que je n’ai pas sous les yeux, mais qui est restée bien gravée dans ma mémoire, vous me disiez que vous étiez heureuse de me retrouver comme autrefois. Mais, ma chère Suzanne, vous ne m’aviez jamais perdu. J’ai toujours eu pour vous les mêmes sentiments et si vous avez pu croire le contraire, c’était bien un effet de votre imagination.
Oui, je reconnais qu’il y a des apparences contre moi, par exemple une correspondance plus espacée. Je m’explique cela comme un fléchissement de ma vitalité, de ma volonté, qui me fait, en accentuant encore plus un penchant naturel, remettre toujours à demain ce que je pourrais faire sur l’instant. Cela m’a d’ailleurs beaucoup nui dans la vie, dans bien des circonstances.
Mais, si souvent je semble comme frappé de léthargie, ne croyez surtout pas que je sois modifié en profondeur. Par exemple, dites-vous bien que pendant les semaines et même les mois où vous ne recevez rien de moi, je pense bien souvent à vous et c’est peut-être cette direction et cette constance de ma pensée qui me fait négliger de me manifester épistolairement. Oui, je me pose fréquemment des questions à votre sujet. Je me demande si votre santé est bonne et n’a pas été altérée par votre pleurésie d’il y a quelques années, si votre situation de famille a été modifiée (en mieux ou en pire) par suite de la disparition de votre père. Il m’arrive aussi de me demander ce que vous êtes en train de faire quand je pense à vous. Mais comme je n’ai guère de points de repère, c’est surtout au moment des repas que je vous évoque, car là je sais que vous êtes chez vous à table, en face de votre maman et je m’efforce d’imaginer ce que vous pouvez dire. Bref, je vous anime à distance et viens vous visiter par la pensée sans que vous vous en doutiez. Voilà ce que je veux que vous compreniez pour que vous ne vous figuriez pas que je vous oublie.
Comme je vous l’ai écrit de Concorès par un mot rapide (mais je tenais à vous prévenir le plus tôt possible pour que vous puissiez arrêter à l’avance vos dispositions), profonde serait ma joie si vous pouviez venir passer avec moi les 2 dernières semaines d’avril dans ma demeure.
J’ai dû louer mon habitation pour atténuer un peu les frais (80 000 fr) que m’imposèrent cet hiver des réparations de toiture indispensables. C’est donc après le départ de ces locataires (des collègues de bureau) qu’il me sera possible de vous recevoir. Je serais bien heureux si vous étiez libre à ce moment-là. Bien entendu, je vous enverrai le montant de vos frais de voyage. Si votre maman veut vous suivre, elle sera évidemment la bienvenue.
Si vous saviez, chère Suzanne, le désir ardent que j’ai de vous revoir, de m’entretenir avec vous. Jamais je n’aurai cru que j’aurais été privé si longtemps de ce plaisir.
Voulez-vous me répondre par un petit mot d’ici la fin du mois. Je ne quitterai Paris que le 1er aout.
En vous remerciant encore de tout mon cœur, je vous embrasse, chère Suzanne, bien tendrement et je vous serre dans mes bras.
Henry
