Paris le 21 mai 1946

J’ai éprouvé un fameux choc au cœur quand, ouvrant votre lettre, j’en ai retiré la photo que vous y aviez glissée, par laquelle j’ai remarqué que vous étiez toujours aussi jolie et même plus si cela est possible, moi j’ai suivi la même progression dans mon genre propre, c’est-à-dire qu’hélas je suis devenu de plus en plus « moche ».
Lorsque je vous ai vue ainsi accompagnée d’un beau jeune homme et paraissant toute rayonnante de joie, j’ai aussitôt pensé que, par l’envoi de cette double image, vous me présentiez votre fiancé ! J’en avais le souffle coupé !! Il n’est pas permis de causer aux pauvres gens de telles émotions !!! Fort heureusement que j’ai eu l’idée de voir ce qui se passait au verso. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de votre charmant frère, ce qui m’a infiniment rassuré, puisqu’enfin le temps des Pharaons n’est plus où les frères épousaient leurs sœurs.
Ce petit préambule de circonstance me met tout à fait dans le climat moral et sur la voie directe pour répondre enfin aux questions très discrètement exprimées et très ouatées, mais quand même assez pénétrantes, que vous me posiez dans votre lettre du 2 avril.
Il est un fait certain, c’est que ma correspondance s’est bien espacée depuis quelques lettres. Est-ce le fait d’une décision volontaire ? Non certainement. Je suis même obligé de m’interroger moi-même avec insistance pour comprendre les raisons qui m’ont fait en quelque sorte freiner la fréquence de mes lettres. Au fond, c’est un peu mon subconscient qui a agi. Comment exprimer tout cela ; c’est assez difficile et assez complexe.
Essayons d’y voir clair et de démêler les divers motifs qui, plus ou moins obscurément, ont pu peser sur mon esprit et raréfier mes nouvelles au point que « mes silences prolongés vous laissent croire à un oubli, par conséquent, une pensée distraite…« .
Dans une précédente lettre, je vous avais cependant mise en garde contre cette interprétation, en vous disant qu’il ne fallait pas déduire de l’absence de mes lettres que je ne pensais plus à vous ou d’une manière plus indifférente. En effet, s’il y avait de ma part l’apparence d’un repliement, cela provenait de raisons qui venaient en somme se greffer, en contre courant de ma volonté, ou qui me paralysaient et apportaient comme une hésitation dans l’abandon de mon esprit en vous, tel que depuis des années je le pratiquais. Bref, je me mettais un peu en veilleuse en attendant une modification de la situation. Je dois surement vous paraitre poser des énigmes, mais je vous les éclaircirai tout à l’heure.
Avant de passer aux points les plus, mettons cérébraux, je tiens d’abord à dire un mot des obstacles matériels qui ont pu jouer, en effet, dans une certaine mesure (surtout dans ces derniers temps où j’ai été vraiment surmené et où je me sens positivement « éreinté ») et déterminer ainsi de longs silences. Et à ce sujet, laissez-moi vous dire que vous brossez, dans votre dernière lettre, un petit tableau fort bien troussé de l’idée que vous vous faites (sans doute avez-vous pris comme modèle le monsieur de la Continental, dont le bureau était Brd Haussmann et qui vous avait véritablement ensorcelé) d’un homme d’affaires follement accaparé, en l’appliquant à moi-même. J’ai d’ailleurs pensé qu’en me métamorphosant ainsi, c’était là de votre part une manifestation d’humour et que vous me plaisantiez agréablement (ce qui m’a du reste un peu surpris, car ne vous croyais pas un tempérament moqueur, à mon grand regret d’ailleurs, car j’aime bien cette tournure d’esprit à laquelle, je pensais, vous étiez hostile. Cependant étant d’origine alsacienne, vous vous devez, il me semble, de pactiser un peu avec la « vis comica » du crû. Sur ce terrain-là, je vous donnerai toujours avec plaisir la réplique).
Non, je ne suis pas devenu un brasseur d’affaires dont la vie s’écoule dans une agitation frénétique, au point de n’avoir plus le temps de penser aux choses qui sont réellement sérieuses et qui comptent. Ce serait d’ailleurs tellement contraire à mon tempérament. Il me semblerait être devenu un écureuil atteint de mouvement perpétuel et tournant dans sa boite.
Toutefois, oui, je dois dire que depuis quelques temps je suis fort accaparé par diverses affaires en préparation, plus cérébralement encore pour le moment que matériellement et que cela a pu dans une certaine mesure contribuer à me rendre plus rare.
Mais d’autres éléments plus secrets, plus intimes, plus profonds ont agi dans ce sens. Il en est de deux ordres ; je vais vous les dire :
1°) D’abord, j’ai, en effet, depuis pas mal de temps quitté ma situation au Comité de l’Automobile, ainsi que vous semblez l’avoir deviné. Je vous avais fait allusion, à une époque, aux difficultés auxquelles j’avais à faire face. Il y eut en effet dans notre administration, après la Libération, une irruption d’éléments communistes qui rendaient la vie impossible. J’ai donc préféré gagner le large et me livrer à la tentation de l’inconnu. J’ai alors passé ces mois-ci à mettre en train différents projets qui, j’espère, verront le jour sans trop tarder. S’ils réussissent, cela me procurera certainement une vie plus remplie et plus intéressante. Mais comme c’est encore dans le devenir, je me trouvais, durant toute cette période de préparation, dans un véritable complexe d’infériorité vis-à-vis de vous. Je veux dire par là que, vous sachant très positive dans les questions pratiques et de vie matérielle et que l’importance de situation des gens vous impressionne sensiblement (je pourrais vous en donner maintes preuves qui me sont restées présentes à l’esprit), j’attendais donc d’avoir réussi, d’avoir franchi le tunnel pour me sentir plus à l’aise avec vous, moins indigne de vous ou de votre jugement si vous préférez… Je condense l’essentiel, mais cela mériterait plus de développements pour mettre un peu de clarté dans ce raisonnement qui doit vous sembler assez obscur.
2°) Un autre facteur qui a contribué, plus encore peut-être, à me mettre en posture de retrait, c’est votre lettre du 6 septembre dernier où vous vous analysiez avec beaucoup de sincérité, où vous disiez vos vues, vos projets pour l’avenir et vos rêves… et vous en êtes venue à parler de votre mariage et j’ai relevé des phrases comme celles-ci : « Peut-être le hasard demain me permettra-t-il d’être affirmative ? Je le souhaite… J’attends beaucoup de l’année à venir. Je voudrais qu’elle me fixe d’une manière ou d’une autre« .
J’assistais à tout ce déroulement de pensées, certes bien naturelles ; mais elles prenaient pour moi une signification bien nette, je me sentais très explicitement écarté de votre horizon et cantonné dans ce rôle si effacé et si dérisoire des confidents de la tragédie classique ; ceux dans l’oreille desquels on verse, comme dans un cornet fait pour cet usage, les sentiments qu’on éprouve pour d’autres personnages, même n’existant pas encore ou imaginaires et en devenir ; en un mot, on se trouve réduit au rang et au rôle passif d’utilité ou d’accessoire pour l’héroïne racinienne qui ne semble même pas se douter que ces êtres, dans lesquels elle dépose ses secrets profonds ou ses aspirations, ont eux-mêmes une âme qui frémit au souffle et aux palpitations de la vie et qui s’érige elle aussi tendue vers le bonheur, comme la moindre tige l’est vers la lumière.
Et c’est vous-même, mon amie, qui avez apporté toute précision désirable pour bien me limiter dans cette position relativement (je dis relativement parce que vous devez trouver que c’est pour moi déjà fort précieux – et sans doute avez-vous raison) subalterne, en terminant ainsi votre lettre : « Ecrivez-moi, mon vieil ami, vous qui êtes depuis quelques années déjà le confident de beaucoup de mes pensées. N’est-ce pas déjà une belle chose qu’une amitié compréhensive » (et vous auriez même pu ajouter : passive).
Oui cette lettre, à tort peut-être, est venue comme une paire de ciseaux me rogner les ailes ! Elle m’a, sinon appris, tout au moins rappelé que notre orientation réciproque n’était pas de même nature : plus platonique, plus détachée chez vous, plus ardente, plus totale chez moi. Et c’est bien naturel, je le reconnais.
Alors j’ai fait appel aux forces de raison et de résignation qui sont en moi, me disant que, puisque vous étiez destinée à vous marier avec un autre, il me fallait adoucir au maximum mon point de chute, à éviter déjà dans la mesure du possible d’en trop souffrir… (car une fois que vous serez devenue Mme X., vous pensez bien que je n’aurai plus le courage ou la force d’entretenir cette amitié qui m’aura été si précieuse, mais qui se trouverait désormais ensevelie dans un mariage, qui ne serait pour moi qu’une forme de funérailles), alors j’ai commencé à m’entrainer.
Tout ceci, toutes ces pensées, tous ces sentiments, fermentant en moi comme une germination obscure, bouillonnant comme une lourde marée sous un ciel sombre et désespéré, ont fait que par instinct de défense plus que par décision volontairement arrêtée, je me suis un peu cristallisé en moi-même, attendant ce qui doit un jour arriver, un peu comme ce pin solitaire auquel Nietzsche fait dire : « J’attends le premier coup de foudre« .
Voilà donc, ma chère grande amie, quelques lueurs sur mon état d’âme. J’avais promis de répondre à vos questions. Je l’ai fait de mon mieux. Mais comme il est difficile parfois [d’exprimer], par des mots, par des phrases, ce qui se passe de plus agité et à la fois de plus ténébreux et de plus phosphorescent dans la profondeur de l’être.
Ma lettre vous décevra peut-être. D’elle cependant émane pour vous, si vous savez la sentir, une grande vibration que je vous demande d’accueillir comme le témoignage de l’amitié totale et infinie que je vous porte. Soyez donc indulgente pour mon impétuosité.
Encore une dernière question posée par vous, la plus pénétrante ; dans quel sentiment, puis-je à mon tour vous demander : de curiosité ? de léger attachement à moi ? d’une petite appréhension ?
Non, je n’ai pas atterri sur d’autre rivage. Cela aurait pu être d’ailleurs, étant donné qu’on m’a fait un aimable signe de ce rivage, qui était sans doute l’ile de Cythère elle-même, puisqu’à la fin de l’année dernière, une jeune fille, secrétaire du Comité de l’Automobile où j’étais, et que je connaissais (puisque pendant des années elle fut ma voisine de table à notre popote), me tint ce propos : « Je suis demandée en mariage par 3 partis différents et je dois donner une réponse le 31 Xbre, mais je répondrai négativement parce que… c’est vous que j’aime !« .
J’ai été, vous le comprendrez, fort stupéfait de cette préférence sur trois candidats, moi qui ne l’étais point et évidemment assez agréablement flatté, puisqu’il y a en tout être (pardon, je rectifie), mettons en tout homme, une petite fibre de vanité secrète qui ne reste pas insensible et, en l’occurrence, la jeune personne étant jeune (2 ou 3 ans de plus que vous à peine) et jolie, je ne pouvais pas me sentir totalement indifférent à une déclaration pour moi si flatteuse et si inattendue.
Bien entendu, je me suis efforcé de calmer ce bel enthousiasme, qui somme toute m’embarrassait, étant donné que vous demeurez pour moi l’étoile fixe, même si elle doit être l’étoile polaire et que je n’orienterai mon destin que lorsque vous aurez vous-même fixé le vôtre.
Vous représentez en effet pour moi quelque chose d’infiniment puissant, qui m’a fasciné au point de m’immobiliser comme ces proies qui demeurent inertes sous la fulgurance d’un regard.
Ne croyez pas qu’il n’y ait en cette dépendance qu’une loi ou qu’un phénomène d’attraction physique. Il y a beaucoup plus, car enfin beaucoup de femmes sont séduisantes. Il y a, qui recouvre tout, un ensemble d’affinités très particulières (malgré ce qui peut vous paraitre de moi loin de vous) qui trouvent leur point culminant dans cette tendance de votre nature, que vous avez un jour synthétisé dans cette formule qui m’a frappé intensément : »J’aime la beauté !« .
Par cela, vous m’avez rivé à vous. Vous avez réussi à jeter l’ancre dans mes profondeurs.
En effet, plus j’avance dans la vie et plus je me sens imprégné, dans toute ma substance, par ce culte, cet absolu de la beauté et j’estime que celle-ci peut s’offrir, infinie et variée, dans toutes les manifestations les plus diverses de l’existence, qu’il s’agisse des arts dans toute leur diversité foisonnante ; des pensées, qui elles aussi ont leur splendeur ; des aspects les plus éclatants de la nature: les fleurs, un bel animal, les lignes harmonieuses ou tourmentées d’un beau paysage : montagne, mer, plaine, bocage ; ou même encore les bonnes choses, dont la beauté alors change de nom pour s’appeler : parfum, gout etc. Enfin tout ! Tout cela qui, à mon sens, doit être le grand élément moteur et le soubassement de la vie humaine et lui apporter, parfois, une teinte de mélancolie poignante.
Il y a toute la gamme des sensations depuis le vers de la Comtesse de Noaille : « Je me suis appuyée à la beauté du monde« , jusqu’à celui d’un poète Irlandais : « La beauté de ce monde m’a rendu triste« .
Voilà donc, mon amie, la communauté de tendances qui m’a attaché à vous avec tant de véhémence. Voilà le secret qui me relie si intimement à votre propre conception de la vie que je crois assez parallèle à la mienne. Et cela est tel que, lorsque j’achète par exemple une jolie chose, un livre d’art par ex., il y a toujours en moi la pensée complexe que c’est un peu pour vous et que cela vous reviendra. Vous voyez que je vous introduis dans le repli le plus caché de moi-même, que je suis allé dans le plus intime de mes pensées pour répondre à votre questionnaire et que je l’ai même largement débordé.
Ma lettre vous paraitra bien longue. Après une période de sècheresse, c’est celle des grandes eaux d’équinoxe, c’est une véritable pluie torrentielle qui s’abat sur vous !
Je ne relis pas cette lettre, car alors il est probable que je ne la ferai pas partir ; il est en effet des choses que, une fois dites, on voudrait rattraper ou retenir – et puis elle doit être écrite d’une manière bien chaotique ; pourrez-vous vous y retrouver ?
J’ai à peine le temps de parler des autres points de votre lettre, si ce n’est pour vous dire combien grande sera ma joie si vous pouvez, comme vous me le dites, venir jusqu’à Paris et me revoir.
De mon côté, je compte bien toujours tenir ma promesse de venir jusqu’à vous, ne serait-ce que pour très peu de temps.
En attendant l’un de ces deux plaisirs, je vous adresse, ma chère grande Amie, mes sentiments les plus affectueux.
Henry