Paris le 22 décembre 1947

Ma chère petite Suzanne
Votre double lettre aura fait beaucoup pour m’aider à me remettre d’aplomb. Elle est tellement plus gentille que les précédentes et elle contient des choses qui m’ont fait tant de plaisir. Je vous y retrouve, comme je vous aime, c’est à dire penchée vers le versant doux et tendre de votre nature, que je préfère infiniment, bien entendu, à l’autre versant qui se révèle parfois et qui est sévère, grondeur, récriminateur. Non pas que je ne supporte pas les observations (car je sais au contraire que j’en mérite beaucoup, d’ailleurs qui est parfait ?) mais il y a la manière de les faire. Vous savez qu’il y a deux méthodes de faire le dressage : la méthode française et la méthode allemande. La première s’applique à obtenir ce qu’on veut des bêtes par la douceur ; les dompteurs d’outre-Rhin au contraire, ne connaissent que le fouet et la crainte. Je choisis, sans hésiter, le premier système qui est appelé avec moi à donner de bien meilleurs résultats.
Alors quand une lettre est humaine et chaude, elle me rive à fond ; mais quand elle est acariâtre, ou si le mot vous parait trop fort ou injuste, quand elle est sèche, elle me blesse et me replie sur moi. Il en est de même pour les paroles. Vous voyez je vous livre des secrets sur moi – qui n’en sont cependant pas puisque je crois m’être déjà expliqué avec vous là-dessus – pour vous permettre de m’utiliser au mieux, si je puis dire, comme s’il s’agissait d’une recette.
Dans ma dernière lettre – et je m’en excuse – j’ai presque exclusivement parlé de moi. Mais il fallait bien vous mettre au courant et vous expliquer pourquoi je vous n’avais pas écrit. Mais ne croyez pas de cela que je me préoccupe pas très vivement de vous. Je me demandais constamment, quand j’étais malade, ce qu’il advenait pour vous ; je regrettais moins de n’avoir pu vous faire venir, parce que dans l’état où je me trouvais, je n’aurai pu m’occuper de vous et c’est vous peut-être, au contraire, qui auriez eu la corvée de vous occuper un peu de moi. Aussi je préférais bien que vous ne fussiez pas à Paris à ce moment-là. Vous avez bien eu assez à soigner votre maman cet été pour devenir à nouveau garde-malade. Si je ne vous ai pas écrit à cette période, ou fait écrire, c’était simplement pour ne pas vous préoccuper, évitant toujours de donner du souci à autrui. Mais si par mon silence j’ai pu vous causer « des larmes de déception« , j’en suis navré et je vous en demande pardon, mais au profond de moi, je ressens quand même, égoïstement, un sentiment de satisfaction, puisque cela tendrait à prouver que vous tenez à moi plus que je ne pensais. Se créer des soucis mutuellement, de cette nature, c’est quand même une bonne chose. Se faire souffrir ainsi devient presque une volupté, du moins à mon sens. C’est Baudelaire qui a dit : « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance…« . Mais je sais que cette conception n’est pas la vôtre. Et pourtant, réfléchissez-y, tout est préférable à la morne indifférence, à la table rase du cœur.
Donc, disais-je, je me posais toutes sortes d’interrogations inquiètes à votre sujet et surtout en voyant la vie devenir de plus en plus horriblement difficile, comme je le prévoyais d’ailleurs cet été, quand je vous prédisais un hiver terrible. Est-ce que votre frère est toujours avec vous à Nice ? Une situation pour vous à Paris, ces temps-ci, était pratiquement impossible, à moins d’une chance miraculeuse, car depuis plusieurs mois on n’engage plus nulle part dans le genre de professions où vous pouviez prétendre. Dans le théâtre, le cinéma, bien des vedettes sont au chômage, car toutes les entreprises de spectacles sont en déficit et beaucoup à la veille de sombrer. Votre présence ici, au moment d’une telle tourmente, n’aurait été que négative. Mieux vaut saisir l’instant où se dessinera une reprise, qui est encore problématique à l’horizon. Je ne suis pas, vous le savez, d’un tempérament pessimiste, ni porté au découragement. Si je vous dis ces choses, c’est parce qu’elles sont d’une évidence manifeste et qu’il vaut mieux considérer la réalité en face et sans illusions qui se transformeraient fatalement en déception. Mais dès le moment favorable, croyez-le, je vous ferai signe de venir.
De mon côté, les circonstances actuelles ajoutées à ma maladie n’ont guère été propices à un lancement d’affaires nouvelles, l’argent se contractant et se raréfiant. Et vous avez raison, en somme, de me dire qu’il vaut mieux « trouver quelque chose dans une organisation existante« .
C’est ce dont je m’occupe, avec le concours de mon ami Albisson, mais du moins quelque chose qui ne m’accapare pas toute la journée, pour ne pas abandonner la mise en œuvre de ce que j’ai préparé depuis longtemps et qui, quand même, se réalisera bien un jour. Mais cela n’est pas très commode à trouver, enfin je m’y emploie.
Voilà la fin de l’année qui approche, ma chérie. Je vous souhaite un bon Noël, autant que les circonstances présentes permettent de passer d’une façon heureuse les jours de fêtes. Comme je regrette de ne pouvoir être à côté de vous et de vous donner un peu de gaieté. Les jours sombres ne dureront pas toujours. Puisqu’on mérite bien une part de bonheur, j’ai confiance que le Destin ne nous abandonnera pas.
Je vous embrasse tendrement, ma petite Suzanne.
Henry