Paris le 22 décembre 1958

Ma chère petite Suzanne

Je m’avance vers vous (je vais m’exprimer au figuré, bien entendu) comme les bourgeois de Calais : pieds nus, en chemin et la corde au cou pour implorer mon suprême pardon. Et pour mettre un peu plus de chance de mon côté, j’ai attendu l’arrivée de Noël, date où l’Enfant-Dieu lave tous les péchés du monde. Et je puis dire que j’ai bien besoin de cette intercession, car j’ai terriblement péché envers vous par mon long silence qui s’est produit je ne sais comment et sans le vouloir. C’est pourquoi, ne pouvant fournir et ne trouvant pas d’explication normale à un tel comportement qui me dépasse moi-même, je m’approche de vous sur la pointe des pieds et avec une candide innocence dans le sillage du petit Jésus et pour vous demander l’oubli de mes fautes et pour vous souhaiter un bon Noël.

Je vous remercie de tout cœur des photos de Concorès. Elles m’ont fait un bien grand plaisir car elles m’ont rappelé (mais d’ailleurs je ne les avais pas oubliés et je songe à eux souvent) les bons jours, trop courts hélas ! passés ensemble cet été et qui demeurent en moi avec une grande force d’ardente nostalgie. Comment faut-il que notre vie soit émaillée que par de brefs passages délicieux, mais séparés par de si longs intervalles d’espace et de temps. Cette situation m’a toujours serré le cœur et si je n’en dis rien (car vous devez savoir que j’ai l’habitude de jeter sur l’âpre réalité le voile de la mélancolie muette), je ne la ressens pas moins intensément.

Redescendant de ces sphères de l’âme, je redescends sur terre pour vous dire combien j’ai été attristé par la mort de votre cher ami de Gairaul, sachant ce que représente cette perte pour vous. C’est une des grandes tristesses de la vie que de s’avancer progressivement qu’au milieu des tombes.

J’ai grand souci également de ce que vous me dites concernant votre situation bien instable. D’après ce terme, je comprends que ce Monsieur, mettons ce Monsieur Biscuit pour le désigner entre nous, puisque vous n’avez pas voulu me livrer son nom, n’a pas réussi à faire le rétablissement qu’il espérait pour la rentrée d’octobre. J’ai bien peur que vous soyez avec lui dans une impasse et qu’il abuse un peu de votre mansuétude. Car enfin, s’il a assez de ressources pour permettre à sa femme de continuels et grands voyages, comment se fait-il qu’il ne vous accorde qu’un traitement ridicule, car dans les 20 000 fr par mois qu’il vous accorde, il ne faut pas oublier qu’il a l’usage de votre domicile pour vous dicter son courrier et cela a « commercialement » une valeur dont il ne semble pas tenir compte. De plus, il ne vous a donné aucune indemnité pour la période de vacances, alors que vous collaboriez avec lui depuis plusieurs mois. Cela me parait excessif. C’est très beau de vous écrire des lettres tendres , pleines d’une sensibilité qui vous enrobe et vous envoute le cœur. Pour ma part, je goute peu ce contraste entre ces attitudes charmeuses et le manque de réalités matérielles en ce qui concerne l’effort que vous fournissez en sa faveur. Mais vous allez me taxer de jalousie. Alors n’en parlons plus.

Je n’ai pas pu, à mon grand regret, ramener la petite chatte car au moment de partir, voulant la placer dans un carton, elle crevait celui-ci avec une force irrésistible et j’ai dû la remettre et la confier aux voisins chez qui on prenait le lait. Ils m’ont promis de l’adopter.

Vous me dites dans votre dernière lettre, chère Suzanne, « surtout n’écrivez pas contraint et forcé« . Comment pouvez-vous m’exprimer une pensée pareille. Je vais vous répliquer avec violence, en vous embrassant mille fois fougueusement et en vous entourant tendrement de mes bras.

Je vous souhaite de tout cœur un heureux Noël et une bonne Année et vous adresse à cette occasion le petit billet doux ci-joint.

Veuillez bien transmettre à votre maman tous mes vœux les plus affectueux.

Henry

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