Paris le 23 janvier 1957

Ma chère petite Suzanne
Que devez-vous penser de moi ? Moi, en tout cas, j’ai honte de moi-même ! Je puis presque dire que je me fais horreur !!
Vous adresser mes vœux de nouvel an et vous remercier des vôtres le 23 janvier, ce n’est vraiment pas admissible.
Si je n’ai pas d’excuses, j’ai au moins des circonstances atténuantes, en ce sens que durant la première semaine de janvier, j’ai commencé l’année avec un fort abcès dentaire qui m’a fait énormément souffrir et qui m’a obligé de passer par les soins du dentiste.
Puis j’ai eu beaucoup plus désagréable encore, de sérieux ennuis en ce qui concerne mon petit appartement dont on cherche à m’évincer, comme on l’avait tenté il y a 4 ou 5 ans, afin de le revendre très cher.
J’ai donc dû préparer de mon mieux mes positions de résistance, constituer un dossier, m’entendre avec mon avocat. Bref, toutes ces dernières semaines ont été empoisonnées par ces soucis d’une importance capitale, car si on est délogé de chez soi… que faire ?
Je sais bien qu’il y a une jolie chanson de Scotto, que vous connaissez sans doute : « Sous les Ponts de Paris… hôtel du courant d’air… où l’on ne paye pas cher« . Mais vraiment, ce sont des perspectives qui ne m’enchanteraient pas. Enfin bref, j’attends la suite des évènements, non sans anxiété.
Maintenant, chère Suzanne, que je vous gronde très fort, comme je l’avais fait l’an dernier ; mais vous récidivez et vous aggravez votre cas. Je ne pourrai donc pas vous appliquer la loi de sursis. J’ai été ravi, mais aussi terriblement confus, de recevoir ce colis si gentiment agencé par vos soins et qui contenait tant de choses qui m’ont fait grand plaisir : cette magnifique écharpe, ces délicieuses cigarettes, ces exquis bonbons. Il ne faiut pas faire pour moi de telles dépenses. Cela me gêne comme vous devez le penser. Que ce soit la dernière fois ! Sinon je retournerai tout futur envoi à l’expéditrice. Mais encore merci, mille et mille fois merci.
Je vous avais préparé, par le mandat ci-joint, vos petites étrennes dès le 31 décembre ; le cachet de la poste en fait foi. J’insiste sur ce point pour vous montrer que je ne vous oubliais pas.
Mais les circonstances, que je vous explique au début de cette lettre, m’ont fait tout retarder, aussi je fais appel à toute votre indulgence pour qu’elle me pardonne.
Recevez donc, chère Suzanne, ainsi que votre chère maman, tous mes vœux les plus affectueux qui, s’ils ont mis longtemps pour vous parvenir, n’en sont pas moins l’expression de mon cœur fidèle.
Vous m’avez dit dans une de vos lettres reçue en vacances que je n’avais pas songé à vous inviter. Je ne me souviens pas si je vous ai répondu sur ce point. En tout cas, je le fais aujourd’hui.
Vous savez bien que lorsque vous êtes venue à Concorès en 1947, vous m’avez répété avec insistance que vous ne seriez jamais venue seule avec moi (par crainte sans doute du qu’en dira-t-on et de l’opinion publique) et que c’est parce qu’il y avait un curé (lequel n’était pas sans danger pour vous puisque je devais vérifier tous les soirs s’il n’était pas couché sous votre lit) et sa cousine que vous aviez consenti à venir sous le même toit que moi. Alors, comme il n’y a plus chez moi ni curé, ni cousine, mon invitation aurait évidemment abouti à un refus formel de votre part. C’est pourquoi je n’ai pas songé à vous la faire.
Mais si votre point de vue a changé depuis cette époque, dites-le moi bien vite et vous reverrez Concorès, pour mon plus grand enchantement.
Chère Suzanne, je vous quitte en vous embrassant très fort et en vous entourant de tous mes vœux les plus tendres.
Henry