Paris le 25 décembre 1947

Timbre 25 décembre 1947

Ma chérie, vous êtes un amour adorable pour m’avoir gâté pareillement ! Je ne m’attendais pas à une telle surprise. Comment vous remercier du si grand plaisir que vous m’avez fait et comme j’ai été touché de cette attention si charmante. Je ne pensais pas avoir cette année la visite du père Noël et je n’avais pas mis mes souliers dans la cheminée.

Aussi ai-je été à la fois surpris et ravi quand j’ai reçu cette éblouissante cravate, mais confus également à la pensée que vous aviez fait tant de frais pour moi, alors que les circonstances ne s’y prêtent guère ; je dois donc vous gronder. Je vois que vous tenez admirablement parole, me rappelant ce que vous m’avez dit à Nice : que, vestimentairement parlant, vous vous occuperiez de moi « comme d’une poupée« .

C’est bien agréable de se trouver ainsi rajeuni et d’être l’objet d’une sollicitude quasi maternelle. « La poupée », la vieille poupée qui a bien failli être cassée pour toujours, vous remercie encore de tout son cœur.

Et elle vous remercie aussi, non moins tendrement, de la lettre qu’elle vient de recevoir et où vous lui écrivez tant de douces choses. Aussi, voyez-vous, Suzanne chérie, bien que j’ai passé le réveillon tout seul, en tête à tête avec moi-même, je ne me sentais quand même pas abandonné et j’avais l’impression de vous avoir à côté de moi presque physiquement. Cette cravate que vous êtes allée choisir dans un magasin, que vous avez palpée et expédiée ; cette lettre toute parfumée de votre âme, mais tout cela représentait pour moi un magnifique Noël et je me sentais heureux… mais bien attristé aussi, en voyant dans quels soucis vous vous débattiez, ce que j’imaginais bien d’ailleurs. Il y a de quoi vraiment être furieux contre le sort, contre la malchance qui s’acharne sur certains, qui précisément mériteraient de réussir mieux que bien d’autres auxquels tout sourit. C’est que, sans doute, on arrive dans ce monde moins par ses qualités ou sa valeur morale que par l’intrigue ou autres expédients. Cela, j’ai été à même de le constater trop souvent et aujourd’hui, plus que jamais, c’est le triomphe des médiocres ou des gens sans scrupules. C’est un luxe couteux maintenant que de porter une âme haute (rappelez-vous la lettre de René Ghil que je vous ai lue). Mais au moins, on a la satisfaction de ne pas s’être avili.

Enfin, puisqu’il faut bien vivre au milieu de toutes ces contingences terrestres qui vous enserrent comme un étau, force est bien de se débattre. Vous me dites que pour entrer à la Radio de Nice, il vous faudrait une autorisation du Ministère de l’Information. Je n’ai pas de relations personnelles dans ce milieu, mais enfin je pourrai essayer de faire des démarches, de chercher le moyen de m’y faire recommander. Cependant, ce que vous m’indiquez est un peu vague et il serait bon qu’on vous donna au siège de la Radio de Nice quelques précisions pour déposer une demande à faire appuyer.  Celle-ci doit-elle partir de Nice ou être effectuée directement à Paris ? Sans doute, faut-il constituer un dossier portant à la fois sur le plan artistique (par exemple faire état de votre 1er prix au Conservatoire) et sur le plan situation de famille (vous vivez seule avec votre mère, avec des ressources réduites par suite de la carence de votre père). Je suppose que ces divers éléments doivent être fournis. Demandez donc exactement comment tout cela doit être établi et écrivez-moi aussitôt ce qu’on vous aura dit. Après, je verrai comment je pourrai agir.

Ne vous inquiétez pas sur ma santé ; je suis à peu près rétabli quoique encore assez fatigué ; mais je remonte la pente chaque jour.

Espérons, ma chérie, que cette fin d’année emportera définitivement nos soucis et que 1948 viendra nous dédommager et nous permettre de gouter ensemble un peu de bonheur tranquille dont nous avons tant besoin et que nous saurions si bien apprécier.

Je vous adresse ainsi qu’à votre chère maman tous mes vœux les plus affectueux et vous serre tendrement dans mes bras.

Henry

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