Paris le 25 novembre 1946

Ma chère petite Suzanne

Je suis absolument confus d’avoir pu vous causer de l’inquiétude à mon sujet en me croyant malade, parce qu’il y a longtemps en effet que je n’avais pas répondu à vos lettres. J’ai été très fortement grippé, mais enfin ce n’était pas la raison qui laissait en suspens ma correspondance.

C’était en somme un bon motif qui retardait ma lettre de jour en jour. Je tenais en effet à vous annoncer une nouvelle agréable que je sentais devoir se produire d’une manière imminente, car mon locataire de la rue de Chabrol me faisait toujours prévoir son départ très proche. La femme avait déjà regagné la Roumanie il y a un mois et lui devait la suivre presque immédiatement. J’étais donc comme sœur Anne dans cette attente perpétuelle de la libération de l’appartement, qui m’aurait permis de vous dire aussitôt de venir (bien entendu, je vous aurai facilité les choses en vous envoyant le montant du voyage).

Et c’est ainsi que de semaine en semaine, je vivais dans la pensée que j’allais pouvoir vous faire signe de venir passer quelques jours à Paris.

Je crois pouvoir aujourd’hui vous donner une quasi certitude, car mon locataire a enfin reçu tous les papiers nécessaires pour partir et j’escompte bien que dans le courant de la semaine, il ne sera plus là.

Il faudrait donc que vous puissiez vous glisser entre le moment où l’appartement sera disponible et celui où il devra fonctionner pour les bureaux de « Démosthène », car je dois opérer très vite cette transition. En effet, cet appartement est convoité par des voisins ainsi que par des sinistrés et j’ai la menace très sérieuse, pour ces derniers, d’une réquisition. Je sais déjà qu’un policier est venu pour enquêter. Vous voyez que j’ai bien des tribulations en perspective.

Alors pour me résumer, voulez-vous, je vous prie, me répondre sur le champ par un petit mot pour me dire si vous seriez disposée à venir et, si la chose s’y prête comme je le souhaite tant, je vous enverrai un mandat télégraphique dès que la possibilité s’offrira de pouvoir exécuter ce projet.

En ce qui concerne « Démosthène », dont l’idée est accueillie par tous les gens à qui elle est soumise avec enthousiasme, la seule chose qui a arrêté jusqu’ici la réalisation, c’est l’inertie du Ministère de l’Information qui depuis longtemps a gardé tous les dossiers de presse pour entraver la naissance des publications nouvelles.

J’ai fait maintes démarches pour secouer un peu les Services qui entravent ainsi volontairement la procédure administrative pour obtenir l’autorisation de paraitre. Je viens enfin d’obtenir que M. Bayet, président de la Commission Consultative de la Presse, réclame à l’Information mon dossier pour qu’il soit examiné et son appui m’est acquis pour une solution favorable. Nous vivons à une époque où toutes les choses sont bien compliquées. Autrefois, on pouvait faire paraitre librement ce qu’on voulait, mais maintenant il faut faire des pieds et des mains pour obtenir quoi que ce soit.

Je vous écrirai bientôt, chère Suzanne, pour reprendre certains points de vos précédentes lettres que je ne veux pas laisser sans réponse.

J’irai voir la Symphonie Pastorale dont vous parlez si chaleureusement. Mlle M. B., mon ex-fiancée, m’a précisément écrit ces jours-ci pour me donner le même conseil que vous. Vos gouts se rencontrent sur ce point.

Oui, nous avons un temps un peu triste, comme il est naturel en cette saison. Où sont les beaux jours de Nice de cet été, que je n’oublie pas. Mais enfin il ne fait pas froid, ce qui est bien agréable.

Mon beau-père a changé de vie. Il n’habite plus à Gourdon mais chez des cousins du Lot, qui ne sont d’ailleurs pas ceux de Souillac. Il y sera beaucoup mieux que dans la pension de famille où il était précédemment.

Mon pauvre ami Jordan est mort il y a un mois. Vous devinez sans doute comment, encore que vous n’ayez pas voulu que je vous conte « la nuit infernale » passée chez moi il y a quelques temps.

Pardonnez-moi encore de vous avoir causé du souci et croyez, ma chère petite Suzanne, à mon plus affectueux souvenir.

Henry

Les commentaires sont fermés.