Paris le 26 septembre 1947

Suzanne chérie, en rentrant dimanche soir à Paris, j’ai eu l’agréable surprise de trouver votre gentille lettre du 15, ainsi que votre carte de Tinée et puis avant-hier, avant d’avoir eu le temps de vous répondre, je reçois votre long message écrit le 20.
Vous avez dû comprendre pourquoi vous n’aviez pas encore reçu de nouvelles de Paris par la lettre que Grisette a tenu à vous écrire (elle était bien difficile à lire, car son écriture manque d’expérience et d’entrainement et se produit plutôt sous des signes hiéroglyphiques compliqués à déchiffrer pour qui n’en a pas l’habitude) et où elle vous disait que j’étais encore à Concorès. J’ai dû en effet prolonger mon séjour pour mettre au point certaines questions dont je vous parlerai plus loin.
Tout d’abord, je répondrai à votre première lettre et ultérieurement à la seconde, car étant écrites sous une inspiration et dans une atmosphère d’âme différentes, il convient que moi aussi je me place tour à tour dans cette double ambiance, l’une évoquant nos vacances et d’ordre plus sentimental et l’autre plus centrée vers des préoccupations positives et réalistes. Ne mélangeons donc pas deux facteurs si opposés.
Aujourd’hui donc, ma chérie, restons au bon souvenir de nos vacances qui furent si douces, si reposantes et si grisantes aussi, du moins pour moi. « A demain donc les affaires sérieuses ! » comme disait cet empereur romain.
Je suis heureux de voir que vous avez conservé un bon souvenir de ce séjour passé avec moi. Moi aussi je revis souvent en pensée tous les moments heureux passés ensemble. Oui, en somme, ce fut une réussite puisque pour la première fois où nous vivions dans une intimité constante, vous avez gardé de ces jours une si persistante attraction. Si je voulais transcrire toutes les pensées qui affluent en moi, en me remémorant cette quinzaine de vie quasi conjugale, tout un volume ne suffirait pas.
Moi non plus je n’ai rien oublié de tout ce que vous évoquez dans votre lettre, ni les conversations matinales de fenêtre à fenêtre quand la bonne humeur du soleil levant nous mettait dans l’âme tant de douceur de vie, tant d’appétit pour la journée à vivre et de mon côté, tant d’élan pour cette belle chevelure déployée qui, à distance, enveloppait mon cœur comme les réseaux de l’oiseleur prenant au piège un petit oiseau. Et tout cela suivi par les exigences de votre appétit de loup qui, comme l’enfant réclamant à son premier réveil le sein maternel, ne pouvait être que passagèrement calmé par l’arrivée du plateau apportant la première fournée fumante du combustible indispensable (café au lait – pain – prunes, raisins) pour le mettre en train et attendre sans trop défaillir le premier repas de l’auberge. Ce sont là des minutes savoureuses, qui déjà se dissipent dans le souvenir. Que la mémoire en conserve au moins la chaude vibration.
Et ensuite, c’était le déroulement des journées, lesquelles furent presque constamment diversifiées et vous en rappelez quelques-unes, chacune offrant son charme particulier.
Vous évoquez la journée de Cahors. On pourrait y joindre celle de La Bastide où la bouteille de 50 ans d’âge provoqua en vous un tel émoi rieur et je ne sais quelle pensée, inavouée à moi, au bénéfice du docteur ; puis la découverte de ce village au nom si inattendu et hilarant et qui évoque une forme lunaire. Vous vous plaisez à vous remémorer l’ascension à [?], marquée par un copieux gouter, la venue de l’orage et les yeux pétillants de Mme Gaydou qui devinrent soudain égrillards quand j’évoquais, assez lourdement d’ailleurs, la puissante chevauchée de « Mademoiselle » sur des montures peu glorieuses. Et cela avait été précédé par la cueillette des prunes où vous vous étiez laissée aller à un abandon assez rare chez vous (j’en ai noté tout au plus 3 ou 4 pendant votre séjour), mais d’autant plus appréciable comme tout ce qui est exceptionnel.
Et que dire de la journée de clôture, « l’apothéose », comme vous l’appelez et qui restera dans l’Histoire sous le nom de « la journée de Gourdon ». Vous sentez bien les choses comme moi, ma chérie, car de mon côté j’avais également gouté au suprême degré ces heures passées ensemble et particulièrement ce déjeuner où nous étions si abandonnés spirituellement, dans une entente et une atmosphère si douces, que j’aurai voulu pouvoir l’empêcher de finir. Des instants semblables, on voudrait pouvoir les éterniser. Il ne dépendra que de nous d’en revivre encore de pareils. Je me sentais l’âme si juvénile et si vibrante et je vous sentais si fraiche et si abandonnée dans cette conversation dont des fragments encore voltigent dans mon cerveau, qu’il me semblait m’être détaché du couple Philémon et Baucis (où mon âge me cantonnerait plutôt) pour m’incorporer à celui de Roméo et Juliette, auquel vous, votre printemps de vie, vous rattache de droit. Voyez quelle fontaine de Jouvence vous représentez pour moi, quand je me plonge en vous. Il faut toujours avoir 20 ans !
Mais à côté de cette journée incomparable qui marque le point culminant de toutes celles que nous vécûmes, je garde aussi le souvenir de toutes les autres et de tous les instants, même de ceux qui furent moins favorables, car tous avaient leur cachet propre et je n’en regrette aucun, car tout fut diversifié comme la vie et on passait ainsi par les émotions les plus différentes. Rappelez-vous les terreurs du soir, dans ce château-fantôme, quand les ombres glissaient silencieusement et que des frôlements ecclésiastiques hantaient les murs de votre chambre (quel malheur cette fin de panne d’électricité, sans quoi j’aurai comme convenu monté auprès de vous, jusqu’au lever du jour, une garde nocturne qui aurait été une chose assez originale et que j’aurais bien préféré à cette lecture à gorge déployée où vous me faisiez m’époumonner chaque soir).
Et la scène de violence sauvage, le dimanche matin où nous étions seuls, où emporté par ma fougue brutale et mon penchant « coquin » direz-vous, vous aviez été renversée sur le lit, proie immobilisée sous mon genou oppresseur, comme une pauvre petite nymphe antique ployée par le Dieu Pan. Une vraie scène de paganisme, dont je me mortifierai à ma prochaine confession. Il est vrai que depuis j’ai dû me faire pardonner un pareil abus de la force en ouvrant un autre compartiment de ma nature : le côté angélique qui m’a permis d’écrire sur « l’Invitation de la Vierge » une dédicace pas trop indigne de rivaliser peut-être avec celles émanant de qui vous savez… et dont j’ai d’ailleurs été bien agréablement récompensé sur le champ-même.
Tous ces souvenirs, ma mémoire jongle avec eux comme avec des boules de toutes les couleurs et tout cela tourbillonne en un féérique mélange de sensations qui me permettent de dire que, grâce à vous, j’ai passé des vacances divines. C’est donc à moi à vous en remercier.
C’est un bien grand contentement pour moi de voir que Concorès ne vous a pas déplu, comme je le craignais. Et c’est pourquoi je suis resté après votre départ une semaine de plus, pour tâcher de commencer à remettre en équilibre ce qui avait été si mal géré par mon beau-père.
Et d’abord, je me suis efforcé de trouver des cultivateurs qui veuillent bien prendre les terres à moitié, ce qui serait beaucoup plus avantageux que de continuer à les louer à Mme T. Je suis arrivé, non sans peine, à un résultat important et vous pouvez me féliciter pour une fois, chère enfant si aisément portée à la critique. Après donc m’être entendu à Concorès-même avec la famille qui va cultiver les terres, je viens d’écrire hier une lettre recommandée à Mme T. pour lui faire savoir que je mets fin à son fermage (elle va en faire une maladie !). Je me trouve d’autant plus à l’aise pour agir ainsi qu’avant de partir, elle m’a remis en tout et pour tout 2400 fr. pour la location, alors que l’an dernier elle m’en avait remis 4000 et que les impôts cette année ont presque doublé. De ce fait, je paie à sa place une partie des impôts au percepteur. Ah ! elle les a fait payer ses déjeuners ?
Elle a dû pensé qu’elle venait bien de « m’avoir ». Je n’ai pas bronché ni récriminé, car mon plan était déjà arrêté, je savais que je la rattraperai au tournant. Elle comprendra ainsi, mais un peu tard, qu’elle a eu tort d’aller aussi fort.
Le résultat de ce changement sera le suivant : sans doute au départ, je vais avoir à faire face à des dépenses importantes pour la 1ère année (achat de semences, de fumier, d’engrais etc.), mais je m’y retrouverai vite et j’estime que les terres ainsi gérées doivent rapporter de 40 à 50 000 fr. nets par an. Et puis si j’ai beaucoup tenu à opérer cette transformation, c’est en songeant particulièrement à votre maman.
En effet, les circonstances de la vie font, m’avez-vous appris, qu’elle sera peut-être obligée d’abandonner sa demeure pour aller chez autrui. Mais c’est une chose bien désagréable que de se mettre ainsi tardivement en état de subordination quand on n’y est pas habituée (sauf si on se trouve chez des personnes délicates, ce qui n’est pas toujours garanti) et avec sa sensibilité, je me demande si votre maman n’aura pas à en souffrir.
Alors, avec la nouvelle organisation que je mets sur pieds, peut-être Concorès pourrait-il être pour elle un point d’appui, un refuge pendant une bonne partie de l’année (l’hiver étant exclu) et ainsi elle n’aliènerait pas son indépendance.
En effet, en utilisant directement les récoltes (pain, légumes-fruits, nourriture pour les volailles, les lapins etc.), on pourrait pendant les séjours qu’on y ferait, votre maman, vous, moi, vivre en grande partie sur la propriété. J’ai donc songé à tout cela quand j’ai opéré le changement dont je viens de vous parler. C’est un petit commencement de remise en route des choses d’une manière plus conforme à l’esprit pratique, dont mon beau-père se plaisait à dire cependant que j’en étais dépourvu.
Que pensez-vous de tout cela mon petit chou ?
Il ne reste plus beaucoup de place et puis enfin, il faut que ma lettre parte après avoir tant attendu.
Alors en hâte, je vous dis que les gens vous ont trouvée charmante et qu’en particulier vous avez fait la conquête de Madeleine. « Mademoiselle » trouve dommage qu’étant si jeune vous vous maquillez ainsi. Elle n’est toujours pas parvenue à comprendre « comment vous pouvez utiliser toute cette eau« . Ce problème continue à lui travailler le cerveau et demeure pour elle « un mystère ». Comme Mac-Mahon en 1875 devant les inondations de la Garonne, elle ne cessait de répéter quand j’allais au ravitaillement : « Que d’eau ! Que d’eau !« .
La vie ici a terriblement augmenté depuis mon départ (le beurre à 1000 fr le kg au marché la viande 500 fr le kg, les œufs 21 fr pièce). Je prévoyais un hiver terrible et je ne me trompais pas.
Il ne me reste plus qu’une ligne ma chérie pour vous embrasser de toutes mes forces et vous serrer tendrement dans mes bras.
Henry