Paris le 27 mars 1959

Ma chère petite Suzanne

Je lisais ces jours-ci une lettre de Claude Debussy dans laquelle il y avait ce passage : « A mesure que je vieillis, je m’aperçois que je suis de plus en plus atteint par la maladie du retard« . Cette phrase, je pourrais, hélas, me l’attribuer. C’est bien, en effet, une maladie dont il s’agit, car je ne vois pas d’explication possible à cet état vraiment léthargique dont je suis victime et qui cloue sur place ma correspondance, même celle qui m’est la plus chère.

Le fait est que, dès qu’il m’arrive de me mettre en retard, je n’ose plus écrire, car j’ai honte de moi, je ne sais comment me justifier et ainsi la zone de silence s’amplifie sans cesse. C’est vraiment un cas pathologique.

J’attendais avec impatience l’arrivée de Pâques, symbole de la Résurrection, pour ressusciter à vous et vous demander pardon humblement de mon long silence, d’autant plus répréhensible que je ne vous ai pas encore remercié du très beau livre de Charlotte Brontë que vous m’avez envoyé et qui m’a fait tant plaisir. Mais cela me gêne vraiment que vous ayez fait pour moi une telle dépense. Je ne mérite pas d’être ainsi gâté par vous ; aussi, suis-je encore plus humilié par votre gentillesse dont je ne me sens pas digne.

Je vous remercie de tout cœur de votre dernière lettre, de tout ce que vous m’y exprimiez d’affectueux. J’ai été ravi de recevoir de nouvelles photos de Concorès qui ravivèrent les si bons souvenirs de cet été où nous passâmes ensemble des jours trop courts.

Je suis désolé de voir que votre situation ne s’est pas améliorée. C’était bien à craindre, car je ne crois pas que ce « Monsieur Biscuit » soit fait pour diriger une exploitation commerciale. Mais peut-être, depuis votre dernière lettre, avez-vous trouvé quelque chose. Je le souhaite profondément car la vie devient de plus en plus couteuse et difficile pour chacun. Votre appartement a dû être augmenté sensiblement. Tout cela n’est pas gai.

J’espère qu’au moins votre santé est bonne. La mienne n’est pas très fameuse ces temps-ci. Je traine une bronchite dont je n’arrive pas à me débarrasser. De plus, j’ai de temps à autre des retours de sinusite avec le mal à la tête que cela provoque.

Ma cousine que vous avez vue à Gourdon et qui était revenue à Paris au début de septembre a encore passé fin 58 et début 59 un séjour de 2 mois ½ à l’hôpital ; elle est retournée chez elle depuis quelques semaines, mais j’ai bien peur que tout soit à recommencer, car elle déménage sérieusement. Tout cela est bien pénible.

J’espère, chère Suzanne, que vous lisez régulièrement avec intérêt la publication Arts pour laquelle je vous avais pris un abonnement afin que vous soyez tenue un peu au courant de la vie littéraire, musicale et artistique. Comme je reçois moi-même ce journal, j’ai l’impression de le lire par dessus votre épaule et cela me procure comme un contact moral avec vous.

Je fais humblement amende honorable en ce qui concerne Daniel Rops, dont je vous avais dit que si j’appréciais sa valeur d’écrivain et de romancier, par contre je trouvais qu’en matière d’exégèse et d’études religieuses, il était plutôt un simple vulgarisateur. Or j’ai parcouru depuis son Histoire de l’Église et vraiment je dois avouer qu’il a la valeur d’un historien émérite. Donc je reviens, comme il se doit, sur ce que j’ai dit à tort.

Je ne suis guère sorti cet hiver. Pas même de cinéma. Ma vie devient monacale. Est-ce que le Préfet honoraire qui devait en octobre faire plaider son divorce a réussi à l’obtenir ?

Je ne veux pas terminer ma lettre sans vous souhaiter de bonnes fêtes de Pâques. Je voulais vous envoyer l’œuf traditionnel, mais de crainte qu’il ne se casse durant le voyage, je vous joins ce petit billet pour vous permettre d’en acheter un sur place.

Je n’ose vous dire qu’il me tarde de vous lire, car vous pourriez croire que je plaisante en raison de mes retards à vous répondre. Mais c’est pourtant bien vrai, ma chère Suzanne. Ne m’en veuillez pas trop et croyez à toute ma tendresse. Je vous embrasse bien fort.

Henry

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