Paris le 28 février 1947
Chère Suzanne
J’ai compris !
J’ai compris qu’à ma lettre toute chaude et remplie d’espérance pour vous et moi, vous ne ressentiez nulle satisfaction, nulle émotion joyeuse. Et même le fait que vous soyez souffrante – et je souhaite que vous guérissiez vite – ne peut pas expliquer ce changement de climat moral. Aussi votre réponse m’est-elle un coup de massue et, disons-le, un arrêt de mort. Quel crève-cœur, alors que je me faisais une fête et une joie de vous revoir, mais de vous revoir avec les mêmes dispositions d’antan.
J’ai compris que vous ne sembliez plus intéressée par ce qui pouvait m’arriver par rapport à vous et que les dernières nouvelles que je vous apportais n’éveillaient plus en vous aucun écho heureux, aucune perspective d’avenir partagé ensemble.
J’ai compris, d’un seul coup, que, depuis peu sans doute, vous aviez probablement coupé ce lien d’amitié tendre qui vous reliait à moi et qui était assez fort pour faire ensemble le chemin de la vie.
J’ai compris qu’alors que vous m’écriviez le 27 nov. « si je pouvais trouver à Paris une situation intéressante, j’y serai restée« , vous n’envisagez plus que de faire ici le plus court séjour possible, alors que précédemment vous vouliez que je vous réserve une chambre.
J’ai compris qu’alors que vous m’écriviez le 19 octobre que « vous ne pouvez plus être une charge pour votre maman« , ce point de vue s’est transformé ainsi : « je ne puis laisser maman seule avec tous les soucis de la maison« .
Ainsi, à courte distance, tout est ébranlé, bouleversé, des raisonnement nouveaux forment le contre-pied des raisonnements précédents et les annulent. C’est une volte-face complète. Alors que penser de telles contradictions ? Sous la trame des mots, la réalité déchirante se dévoile, même si on n’ose pas en faire l’aveu brutal. Mais, enfin, je sais comprendre ou interpréter ce qui n’est pas dit, car dans certaines circonstances, ce sont les silences ou les abstentions qui inquiètent, qui sont devenus de véritables signals* d’alarme et prennent une valeur capitale. Alors, c’est sur ces vides que je me concentre et vous sentez bien vous-même que c’est là le point crucial qui est l’enjeu de tout.
J’ai compris que mes efforts que vous suiviez jadis avec ferveur et dont vous vous inquiétiez, parce qu’ils emportaient notre destin commun, maintenant qu’ils ont atteint leur phase de réalisation, ne vous intéressent plus, me semble-t-il, personnellement. C’est l’évidence même, si on oppose à votre manque d’élan actuel à ce sujet, ce que vous m’écriviez précédemment et que je vais vous remettre en mémoire :
- Le 6 juin : « Et où en sont vos conversations pour vos projets d’un journal à lancer. Est-ce que cela pourra être une réussite. Je m’en soucie pour vous, mon ami, et même aussi pour moi, puisque c’est un des points dont dépendra le rapprochement de nos existences« .
- Le 12 juin : « Mon cher Henry, vous allez faire un effort désespéré, vous ruer dans l’action, violenter votre nature et tout cela pour moi… je sais bien que vous me dites que si ma pensée communie un peu avec la vôtre, si je désire ce que vous désirez, rien alors ne vous sera impossible. Et cette certitude-là, Henry, vous pouvez l’avoir… vous savez que ma pensée sera près de vous, vous encourageant à travers la distance et souhaitant votre succès« .
- Le 21 août : « Mais vos projets de Paris que deviennent-ils eux ? Avez-vous de l’espoir ? Un espoir qui se concrétiserait ! Je pense beaucoup à cela, me demandant où en sont toutes ces actions« .
- Le 17 octobre : « … je vous imagine plutôt en pleine lutte et attendant un résultat heureux pour me l’annoncer… le voyez-vous poindre à l’horizon au moins, Henry« .
- Le 19 octobre : « J’aimerais aussi pouvoir vous suivre dans l’effort que vous tentez, savoir si vos espoirs se réalisent, car vous n’ignorez pas combien j’ai hâte moi-même de fixer ma vie« .
etc…
Et maintenant, en février, c’est le silence quasi sépulcral sur le premier résultat obtenu, qui, récemment encore vous aurait ravi, si je ne me fais pas d’illusion rétrospective.
J’ai compris que certaines affirmations sont peut-être sans lendemain et que par exemple, vous n’écririez sans doute plus aujourd’hui ce que vous m’écriviez le 22 aout : « Pourquoi supposer Henry que j’ai soudainement changé à votre égard et que tout ce que nous avons pu nous dire à Nice semble brusquement sans lendemain » ou bien encore ce que vous m’écriviez le 19 octobre : « Vous voyez, Henry, que votre expression de lâchage n’est pas de mise, surtout quand il s’agit de moi : elle me choque« .
J’ai compris enfin et surtout – à moins que la douleur qui m’étreint le cerveau et le cœur ne m’aveugle – que vos sentiments envers moi qui étaient alors certainement sincères et qui semblaient vous engager pour toujours, n’avaient peut-être rien de définitif et que la grande envolée de l’amitié profonde était retombée, à la différence de mon « engagement d’éternité« .
Voilà toutes les pensées qui me traversent si cruellement, quand je compare votre dernière lettre à celles qui m’apportaient de vous tant d’enchantement. Alors je me sens brusquement abandonné. Et pour vous en convaincre, nous allons faire une excursion, je dirais plutôt un pèlerinage, à travers vos lettres récentes. Relisons ensemble cette petite anthologie, que je pourrais amplifier, mais qui me parait suffisante pour mesurer ce que vous pensiez de moi jadis par rapport à vous, alors que maintenant cela doit vous sembler quelque chose de définitivement évanoui, un petit tumulte à la surface de l’âme, qui s’est vite dissipé « comme l’onde et comme le vent« .
Alors, ma chère petite Suzanne, écoutez-vous parler une dernière fois, comme je vous écouterai moi-même encore une fois de plus, car ce que je vais transcrire, mais c’était ma raison profonde de vivre, mais c’était ce qui, comme un alléluia, m’exaltait au-dessus de moi-même, c’était le rêve magnifique qui me soulevait sans défaillance, ce vers quoi tout mon être était tendu, plus attirant, plus fascinant que l’étoile qui guidait les rois Mages vers la crèche miraculeuse. Alors, quand même, malgré tout, au fond de mon cœur, j’entendrai toujours ce murmure adorable qui m’ensorcelait et qui, s’il n’a été que passager sur vos lèvres, se sera gravé en moi pour toujours, comme ces disques qui conservent éternellement captifs les morceaux sublimes dont ils sont empreints :
1er juin 1946
« … Je vous l’octroie bien ce droit de me dire que vous avez été heureux près de moi. Ce sont là au contraire les mots qui me touchent le plus et n’est-il pas normal de sentir en soi cet état d’âme dans un climat de compréhension et d’affection. Peut-être même est-ce là à certaines heures que l’on se sent le plus heureux d’un bonheur calme et continu.
Mon cher Henry, si vous saviez à quel point mon cœur est touché du sentiment que vous m’avez donné, de tout ce qu’il vous permit de m’écrire dans cette lettre à Paris il y a 4 ans et de laquelle vous me dites aujourd’hui qu’elle « garde toujours son engagement d’éternité ». C’est une chose qui me semble tellement exceptionnelle qu’ayant dans mon cœur un amour éternel et qui vivra au delà de la mort, si je dois me marier un jour, votre rencontre dans ma vie n’aura pas été un simple fait du hasard, mais quelque chose de voulu dans mon destin pour me permettre de réaliser ma vie. Dans d’autres circonstances, je l’imagine mal et il ne me semble pas que je m’y serais résignée à jamais.
Si quelque chose reste confus pour vous, parlez-moi toujours mon Ami à cœur ouvert. Je veux qu’il y ait entre nous une grande compréhension de pensée, une sincérité totale, une intimité des cœurs et que nous ayons l’un pour l’autre la sensation d’une pensée penchée sur nous pour nous faire du bien réciproquement. Et n’est-ce pas déjà immense que la tendresse sereine et douce, irremplaçable et unique qui peut en découler un jour ? Si ce jour venait où je pourrais vous donner cette tendresse, où vous deviendriez le compagnon de ma vie, elle se manifesterait encore et toujours dans le souci que l’on a d’un être qui partage votre vie de chaque jour, dans ces mille attentions que l’on peut avoir pour lui et dont on l’entoure… Je crois que tout cela doit déjà donner du bonheur« .
6 juin
« … et puis votre compagnie d’ailleurs est si agréable, votre conversation si intéressante toujours que les instants près de vous passent bien vite. Je sens que j’aimerais à vous entendre parler de tout, à vous écouter longtemps, car j’ai toujours apprécié un homme dont la compagnie est un enrichissement et je sens que vous êtes de ceux-là près desquels une femme s’approfondit intellectuellement.
Cette richesse de la pensée alliée à celle du cœur, c’est ce que j’ai mieux dû découvrir en vous durant ces quelques jours où je vous ai revu, je sais mieux maintenant leur donner tout leur prix.
Vous avez cette note de sensibilité qui m’est si nécessaire et qui sait m’envelopper de cette compréhension et de cette délicatesse qui forment le climat dont j’ai tant besoin. Cela m’a beaucoup attaché à vous« .
12 juin
« … Ces choses si douces que vous m’écrivez m’ont enveloppée d’une sensation de bien-être que votre sensibilité sait si bien créer autour de moi.
Je sais Henry, le sentiment merveilleux que vous m’avez porté… J’en connais tout le prix, croyez-le, et combien il est exceptionnel qu’un homme puisse garder à une femme durant 6 années un sentiment toujours aussi grand et aussi vivant quand durant des mois et des mois ils sont séparés et quand en plus, et surtout, il s’agit d’un sentiment qui n’est pas d’une même essence de part et d’autre, ou disons plutôt qui est total d’un côté mais qui n’est pas complet de l’autre…
… Comme il est bon de se sentir comprise et devinée par un être comme je le suis par vous. Je puis dire que je n’ai jamais connu l’ennui près de vous, car vous êtes de ces êtres qui savent créer un climat moral et près desquels on goute une similitude de pensées… C’est si bon de sentir près de soi un être à l’écoute toujours et cherchant à entrer au plus profond de vous-même.
… le peu que vous apportez, mais il est énorme ! La beauté de votre âme, votre cœur généreux, votre sensibilité délicate, votre esprit cultivé, toute cette richesse intérieure enfin, elle est inestimable et je puis dire de vous que vous avez l’âme qu’il me faut pour me rendre heureuse dans une vie de chaque jour.
… vous êtes surement celui avec lequel j’ai le plus d’affinité d’âme, oh, tellement plus que dans ce domaine, l’idée ne me viendrait même pas de vous comparer… c’est vous dire que je ne vous ai jamais donné un rang, vous êtes très à part pour moi, une sensibilité qui se rencontre avec la mienne.
… Mon ami, connaissant le sentiment que je porte en mon âme, n’ayant de ce fait aucun désir de faire ma vie d’une façon normale, pas plus qu’aucun espoir de la réaliser selon les vœux de mon cœur, ma pensée, en effet, n’a-t-elle pu avoir un retour en arrière, se souvenant de cette lettre que vous m’aviez écrite, de ce que vous m’offriez, de tout ce qu’elle contenait qui pouvait si bien s’adapter à ce que je puis attendre de la vie maintenant. Ne croyez pas que je dise cela avec tristesse et sans élan… cette « existence hors série », cette « altitude d’accès difficile », cette « sensation d’être sur les sommets », tout cela j’en ferai mon bonheur en vous donnant ma tendresse et en ayant la consolation de garder en mon cœur et dans ma vie le sentiment unique qui l’aura fait battre et qui durera autant que moi-même. Car il est des élans de l’âme qui partent à ce point du plus profond de vous-même que lorsqu’ils se portent vers un être, on se sent lié à jamais, car ils vous ont tout pris ce qui faisait l’essence même des rêves que l’on portait en soi… et tout ce côté roman qui ne vous échappe pas aujourd’hui de cette destinée qui pourrait être la nôtre, jamais tout cela je n’aurais songé de moi-même à vous le suggérer et que je n’ai fait que me souvenir de la lettre que vous m’aviez écrite…
… En voyant le train qui s’éloignait vous emportant, c’était un vide en moi que votre départ créait. On ne ressent cela qu’avec les êtres auxquels vous lie une grande compréhension d’âme« .
22 aout
« … C’est si bon toute cette délicatesse dont vous m’entourez ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’y suis sensible… tout cela m’est si nécessaire.
Pourquoi supposer, Henry, que j’ai soudainement changé à votre égard et que tout ce que nous avons pu nous dire lors de votre passage à Nice semble brusquement sans lendemain ? … Si vous saviez comme j’ai hâte d’avoir fixé ma vie« .
6 septembre
« N’avez-vous pas la nostalgie d’un intérieur bien à vous, Henry, confortable et harmonieux où la vie peut s’écouler si douce… J’en rêve…« .
19 octobre
« Vous voyez, Henry, que votre expression de lâchage n’est pas de mise surtout quand il s’agit de moi : elle me choque« .
J’ai compris que l’hiver avait tout emporté, toutes ces fleurs de l’âme, tout leur parfum et qu’il ne restait plus que rameau desséché et que lorsque vous me dites « qu’à Paris nous aurons le loisir de nous parler longuement et d’aborder tout ce qui peut nous intéresser« , je crois pressentir que ce sera pour m’annoncer le pire et que le beau rêve va s’achever en cauchemar.
Alors Suzanne, Suzanne chérie quand même, car malgré tout, je n’aurai jamais la force de vous en vouloir, à votre tour
Comprenez !
Comprenez que depuis 7 ans, et surtout depuis 10 mois, je ne vis que pour vous, que par vous, qu’en vous. C’est peut-être, à ce degré de véhémence, un sentiment insensé, mais enfin c’est ainsi.
Comprenez que sans vous ou sans l’espoir de vous, je ne peux vivre. Que dans ces conditions, si elles sont telles que je les imagine, j’aime mieux mourir. Je ne veux pas, en effet, souffrir au delà de toute expression, pendant la continuité de ma fin d’existence. Ce serait au dessus de mes forces. Mieux vaut donc en finir d’un seul coup. Entre deux maux, je choisis celui qui me parait, de beaucoup, le moindre.
Comprenez que je vous ai trop aimée, que je t’aime encore trop (pardonnez ce tutoiement unique, mais il me semble qu’il exprime mieux que toute parole mon abandon total en vous et à cette heure finale, je puis l’employer, vous savez que les condamnés à mort ont des privilèges au moment de l’exécution) pour rester seul avec moi-même avec la nostalgie d’un espoir perdu, qui ne me laisserait nul repos, nulle trêve, nul sommeil.
Ainsi au moment d’aboutir, tout s’écroule pour moi et il me semble déjà ne plus appartenir au monde et avoir gagné d’un bond le néant de la terre, puisque je ne crois guère en l’immortalité et que je n’y tiens même pas, j’ai trop le désir de ne plus rien ressentir désormais, la vie m’aura trop déçu pour avoir le gout de recommencer une autre expérience.
Alors je vous demanderai de prendre toutes les lettres que je vous ai envoyées depuis 7 ans, de ne pas les relire, car ce serait me semble-t-il une profanation si vous m’avez abandonné pour un autre, et de les jeter au feu. Tout ce que j’aurai été pour vous se résoudra ainsi en une flamme qui, j’espère, s’élèvera haute et claire, si elle veut bien symboliser l’ardeur de mon âme pour votre âme. C’est un souvenir qui vous restera.
Quant à vos lettres, soyez rassurée, je les emporterai avec moi, elles ne me quitteront plus.
Je n’ai plus rien à dire ou plutôt trop de mots me battent dans la poitrine, mais ce serait bien inutile de les émettre.
Je ne pense donc plus vous écrire ; à quoi bon si tout est déjà consommé dans votre esprit. J’aurai d’ailleurs bien des choses à régler, assez complexes et qui m’accapareront beaucoup un certain temps, car je ne veux pas laisser de complication derrière moi.
Enfin, que mes dernières pensées soient pour désirer que vous soyez aussi heureuse que possible « dans ce monde où l’action n’est pas la sœur du rêve« .
Mes respectueux hommages à votre maman, dont je garde un souvenir si pur.
Adieu ma Suzanne
Henry
* Note : Sans modification du texte original