Paris le 28 juillet 1944

Ma chère grande amie
Grande a été ma joie en recevant votre petit mot du 10 juillet qui a mis plus de 15 jours pour me parvenir ! Vous avez été infiniment gentille de penser à ma fête. Cela m’a fait plaisir et je vous en remercie de tout cœur.
Maintenant, revenons un peu en arrière. Je comprends, par ce que vous m’écrivez, que vous n’avez plus rien reçu de moi depuis ma lettre de fin mai, je crois, envoyée aussitôt après le bombardement de Nice, dans l’anxiété où je me trouvais à votre sujet. Votre lettre du 10 juin en réponse m’avait comblé de joie, puisqu’elle m’assurait que vous étiez indemne ainsi que votre maman. Tout au bonheur de cette heureuse nouvelle, je vous avais écrit d’une localité située dans la zone d’invasion et en l’absence de chemin train (ceux-ci ne fonctionnant plus), j’avais confié ma lettre à un camion qui faisait la poste. Mais celui-ci a dû probablement être mitraillé et incendié en cours de route, comme beaucoup d’autres, puisque vous n’avez rien reçu. Je comprends que vous ayez été surprise de mon silence ou que vous ayez pu croire qu’il m’était arrivé quelque chose de fâcheux. Fort heureusement, il n’en était rien ; je n’ai subi, tout au moins jusqu’ici, aucune blessure et je puis dire que j’ai eu beaucoup de chance, car je me suis trouvé dans bien des fournaises et j’ai été témoin de spectacles affreux.
En raison des bombardements sans nombre qui sévissent actuellement dans toutes les régions de France, je continue à être fort inquiet pour vous, car si l’armée anglo-américaine débouche dans l’Italie du Nord et la plaine du Pô, il est possible que la Côte d’Azur, surtout dans la partie proche de la frontière, connaisse plus durement les horreurs de la guerre. Que serve au moins de leçon l’exemple de la Normandie, où les gens se sont laissés surprendre et ont dû fuir dans la campagne sous un déluge de feu. Je vous recommande donc avec insistance de songer à toute éventualité et de prévoir dès maintenant des positions de repli en cas d’attaque de la région. Il faudrait donc tout de suite vous enfoncer dans le Nord, c’est-à-dire dans les Alpes, hors de la portée des tirs qui se cantonneraient sans doute uniquement sur la Côte. Enfin ce sont là des hypothèses qui, espérons-le, ne se produiront pas. La fin de la guerre n’est peut-être pas, en effet, très éloignée. On a l’impression qu’on est entré dans la dernière phase.
Vous savez combien j’aurai été heureux de vous savoir installée ici, puisque j’ai tout fait pour cela. Mais je vous avoue que je préfère, pour le moment, que vous ne soyez pas à Paris, car vous ne pourriez que vous y morfondre. La vie qu’on y mène actuellement est inimaginable et je vais vous en faire une petite description pour atténuer vos regrets de n’avoir pu venir :
Les théâtres sont pour la plupart fermés et les cinémas sans exception. Les cafés et restaurants sont fermés 3 jours par semaine. Un grand nombre de lignes de métro et de stations sont supprimées, d’où entassement inextricable et bousculades de voyageurs qui mettent un temps fou pour faire le moindre parcours. On fait queue aux boulangeries pour avoir du pain et souvent en pure perte. L’électricité est coupée de 5h du matin à 11h du soir. Le gaz est tellement mesuré qu’il ne brule qu’en veilleuse, de sorte qu’on ne peut même pas faire avec la cuisine. Et encore, on parle de le supprimer tout à fait. Tout cela provient du manque complet de charbon, ce qui paralyse tout. Par exemple, les coiffeurs pas plus que les cafés ne peuvent plus se servir d’électricité ; adieu les permanentes et les indéfrisables. La réalisation des fils est suspendue pour la même raison.
Bref, la vie civile se retire progressivement de la capitale. En revanche, les artères sont sillonnées par les ambulances, de nombreuses troupes ; les camions sont tous couverts de feuillage, ce maquillage les rendant plus invisibles aux aviateurs, car dès la sortie de Paris les routes sont copieusement bombardées. On vit de plus en plus dans une atmosphère de combat. Inutile de dire que les lignes de chemin de fer sont détruites et les ponts coupés. La ligne de l’Est fonctionne seule, ainsi que celle du P.L.M., d’une manière intermittente car elle est souvent attaquée.
La chère dans les restaurants est maigre. Où est le temps où on faisait encore de bons petits diners « au Grand Veneur ». Vous en souvenez-vous ? Mais ce temps reviendra et vous aussi vous reviendrez. Votre retour à Paris sera celui de la colombe de la paix.
Maintenant que je vous ai longuement parlé d’ici, à votre tour de me parler de Nice, de ce que vous faites etc. J’imagine bien que là-bas aussi la vie ne doit pas être très gaie. Vous n’en aurez sans doute que plus d’appétit de vivre pour plus tard.
En attendant ces jours heureux, je vous adresse, ma chère grande amie, mes pensées les plus affectueuses.
Henry