Paris le 30 décembre 1957

Ma chère Suzanne
Reprenons à nouveau contact. Ou, pour être plus juste, je reprends à nouveau contact avec vous, puisque c’est moi seul le fautif. Pardonnez-moi une fois de plus ces cassures ou plutôt ces intervalles qui se produisent dans nos rapports épistolaires. J’y reviendrai tout à l’heure.
Mais que mes premiers mots soient pour vous remercier de tout cœur de votre si gentil envoi, accompagnant vos vœux. Mais je vous gronde encore, car vous savez que je ne veux pas que vous fassiez de dépenses pour moi. Je vous l’ai dit souvent.
Vous m’écrivez que c’est pour me remercier de votre séjour à Paris. Mais c’est à moi de vous remercier. C’est à moi que votre présence ici a fait le plus de plaisir. Et si vous y pensez souvent, je crois que moi j’y pense encore davantage.

Chaque fois que je passe devant l’Hôtel Français (et c’est souvent), il me semble que vous êtes encore là et ainsi j’ai la tentation d’entrer pour vous demander. Ce qui prouve que, dans une forte mesure, le rêve peut remplacer en moi la réalité et que si durant trop longtemps vous ne recevez pas de lettres de moi, celles-ci n’en ont pas moins existé dans mon esprit.
Depuis votre départ d’ici, je vous en ai peut-être écrit une vingtaine… mentalement, toutes différentes, mais ne s’opposant pas, chacune étant motivée par une réflexion ou une impression ressentie durant nos heures de compagnie. Il faudrait, voyez-vous, que je sois muni d’un magnétophone qui enregistrerait mes pensées ; je vous enverrai la bande sonore et vous la feriez tourner pour l’écouter. L’écriture va finir par devenir un procédé un peu démodé, trop long pour épouser et matérialiser la pensée.
En dehors de cette paresse manuelle qui m’handicape si fortement, il est un autre point, chère Suzanne – et je veux pas vous le cacher – qui me paralyse un peu. Ce sont les contradictions qu’il y a eu en vous et qui font que je ne me sens plus le pied sûr pour m’avancer dans votre direction. Je ne donnerai que deux exemples, mais j’en pourrais fournir d’autres.
Ainsi vous me reprochez de ne pas employer avec vous des expressions qui engagent l’âme en quelque sorte (c’est l’idée, sinon votre expression même).
Je vous ferai remarquer que dans la première lettre écrite après votre départ, je vous écrivais au début « ma chérie » et je terminais par « je vous embrasse tendrement, ma chérie » et que vous m’avez répondu sur un ton sensiblement plus froid : d’abord « mon cher Henri » et à la fin, « je vous embrasse de tout mon grand attachement« . Avouez que les expressions n’ont pas la même sonorité et que vous vous placez bien en deçà de moi. Toute votre lettre était d’ailleurs écrite sur un ton bien plus froid que le mien.
Alors, pas de reproche ! Je ne m’aviserai d’ailleurs plus de vous appeler « ma chérie » qui correspondait bien à mon sentiment. Mais, cette expression a pu vous déplaire et vous choquer. Et là, peut-être encore, j’ai commis une gaffe !
Autre exemple : dans une autre lettre, du 18 octobre, vous m’écrivez « Vous avez raison dans tout ce que vous m’écrivez« . Mais ici, de vive voix, vous m’avez déclaré que vous ne pensiez pas un mot de ce que vous m’écriviez.
Alors, dans ce conditions, je me sens vraiment dans l’embarras pour vous écrire. Je le regrette beaucoup car j’aurai voulu vous dire tant de choses qui me viennent au cœur et combien j’ai vécu avec vous en pensée, depuis votre départ, combien les 21 derniers jours surtout, passés ensemble à Paris furent pour moi un enchantement et combien j’avais été ravi de trouver en vous une femme moins statue de marbre, moins comme autrefois, sur certains points.
Mais que faire ? puisque vous vous dérobez vous-même à un dialogue qui serait à l’unisson. Alors nous reprendrons notre petit train-train habituel, mijotant en quelque sorte à feu doux au bain-marie, au lieu de faire appel aux flammes d’un grand foyer.
J’ai été bien heureux de recevoir votre photo avec votre délicieux Bijou dans les bras. Il n’a pas l’air très commode, mais c’est une apparence trompeuse puisque vous dites qu’il est si doux.
Je vous quitte en vous remerciant encore et en vous renouvelant tous mes vœux de bonheur, « ma chère Suzanne », et en « vous embrassant de tout mon grand attachement ».
Henry
P.S. Qu’a décidé votre maman pour l’échange de l’appartt avec celui de la rue des Batignolles ?