Paris le 30 juillet 1958

Ma chère Suzanne

Sans plus tarder, je réponds à votre lettre.

Une fois de plus, je me trouve donc en posture d’accusé. Je vais partir à la cueillette de vos reproches et essayer de les examiner de près pour m’assurer de leur bien fondé. Vous estimez sans doute, comme Napoléon, que l’offensive est la meilleure des défensives. C’est bien dans la tradition féminine !

Vous me dites : « J’aurais attendu bien autre chose d’un ami de beaucoup mon ainé et qui par cela même devrait m’entourer de toute son indulgente compréhension, de ses conseils…« .

Voyons, raisonnons un peu ! Je veux bien être promu au rôle de votre directeur de conscience, mais il faut m’en donner les moyens. Quand vous allez à confesse pour puiser dans l’absolution du prêtre un réconfort et des directives, vous commencez par lui exposer votre cas, afin qu’il puisse juger et vous donner ces conseils dont vous parlez.

Mais comment aurais-je pu vous les donner ces conseils, que vous ne m’avez d’ailleurs pas demandés, puisque vous ne m’avez mis au courant en rien de vous-même, de votre changement de direction pour lequel je me trouvais dans l’ignorance totale. Il me semble que vous auriez pu vous expliquer franchement avec moi. Vous me savez, je pense, assez humain pour être ouvert à toutes les confidences et à les accueillir avec compréhension. Dites-vous bien que je suis un vieux parapluie sur lequel il a beaucoup plu et qui est capable de recevoir avec intrépidité une nouvelle averse. En résumé, je crois que ce reproche n’est pas très consistant.

Ailleurs, éternelle plaintive, vous m’écrivez : « Je sens au fond de vous un peu d’hostilité à mon égard et qui vous fait parfois faire mon procès« . Contre une pareille affirmation, je m’élève avec véhémence, car elle ne repose que sur votre imagination et rien ne peut vous permettre de la soutenir. C’est même tout le contraire qui est exact et vous le savez bien vous-même si vous voulez être de bonne foi, puisque j’ai écrit à votre maman, afin qu’elle soit indulgente envers vous, car je ne la sentais pas très d’accord avec vos dispositions nouvelles – et pour qu’elle ne vous contrecarre pas au risque de se heurter avec vous. Était-ce là faire votre procès ?

Sans doute ai-je, au cours de la dernière conversation tenue chez vous, exprimé mon étonnement que d’une manière on peut dire systématique – (et cela paradoxalement et en opposition avec cette phrase de vous dans votre lettre du 9 nov. dernier : « J’aurais besoin d’un être bien à moi« ) – vous vous enflammez toujours pour un homme qui n’est pas libre, donc qui ne peut être « bien à vous », soit qu’il soit marié (par exemple : le docteur qui vous soignait vers 1940 et dont la femme fit auprès de vous une démarche, l’industriel de Paris en 1950, le monsieur d’Antibes, et maintenant votre patron actuel), soit qu’il soit dans les ordres (par ex. ce prêtre qui vous avait subjuguée et qui a quitté Nice). Ma remarque n’était-elle pas en somme naturelle. Ce n’était pas pour faire votre procès, mais pour examiner en soi un cas psychologique qui n’est pas courant.

Troisième réflexion que je relève à propos des endroits « pompeux » (cet adjectif, je crois, n’est pas de moi, bien que vous semblez me l’attribuer) et de vos « gouts de luxe ». Comprenons-nous bien. Je ne suis pas un Béotien et je ne suis pas insensible aux belles choses, à tout ce qui peut adoucir et embellir la vie. Mais sur ce point, une grande nuance nous sépare : c’est que je n’élève pas en doctrine et en principe l’avidité du bien-être. J’estime que c’est avec discrétion, avec retenue qu’on doit s’affirmer dans ce domaine et je dirai même, avec une forte pudeur (il y a tant de détresse sur terre, c’est une chose qu’on ne peut oublier et qui doit rester en permanence dans l’esprit… serais-je plus chrétien que vous ?) et ne pas imiter les parvenus qui manifestent avec ostentation leur soif de tout ce qui « fait riche ». Vous voyez que la différence entre nous tient plutôt à la forme qu’au fond. Ne vous excusez donc pas de m’avoir emmené dans des endroits charmants, car « j’y ai pris un plaisir extrême« , comme dit La Fontaine.

Maintenant, passons à autre chose.

Avant même que votre maman m’ait éclairé, j’avais bien senti en vous un changement de climat et cela à la fin du bon repas pris dans l’ancienne abbaye, lorsque j’ai voulu aborder avec vous et en profondeur une question qui me tenait à cœur. Mais sans doute avez-vous senti vous-même que je voulais m’entretenir avec vous d’une manière positive – ce que je ne pouvais faire plus tôt pour des raisons d’ordre matériel, disons pécuniaire, ainsi que vous le savez – et vous avez esquivé avec prestesse mon interrogation qui se reportait à votre lettre du 9 novembre et à ce passage où vous m’écriviez : « … et de ce que cela aurait pu être si les circonstances de la vie nous avaient permis de joindre nos destinées. Vous ne m’avez pas dit grand chose au départ. Je me demande quels sont exactement vos sentiments pour moi…« .

Bref, je voulais relier avec vous ce passage dicté par votre cœur et qui se trouvait, de mon côté, resté en suspens parce que je ne me sentais pas encore à ce moment-là en mesure d’assurer d’une façon convenable votre existence.

Mes sentiments pour vous, vous les connaissez, je pense, suffisamment, à moins que tout ce que je vous ai écrit dans d’innombrables lettres ne soit que plume au vent.

Mais alors, j’ai bien compris que vous vous dérobiez, en me répondant d’une manière bien vague et qui ne correspondait en rien à mon entrée en matière. Aussi je n’ai plus insisté, ne voulant pas m’exposer à une explication pénible. Croyez bien, en tout cas, que je me suis parfaitement rendu compte que vous n’étiez plus avec moi la même qu’à Paris. « Que peu de temps suffit pour changer toute chose« , dit un vers de V. Hugo.

Je m’excuse, ma chère Suzanne, de cette trop longue lettre et je vous embrasse affectueusement.

Henry

P.S. Voulez-vous être assez gentille pour transmettre à votre maman le petit mot ci-joint.


Chère Madame

La fin de notre dernière conversation ayant pris une orientation qui m’a fait un peu perdre le fil de mes idées, je n’ai plus songé à vous adresser, comme je voulais le faire, une invitation qu’il me serait très agréable de vous voir accepter.

Je corrige donc mon oubli par ce petit mot.

Vous savez que Suzanne doit me faire le grand plaisir de venir passer à Concorès la seconde quinzaine d’aout.

J’ai alors pensé que vous pourriez venir la rejoindre à la fin de ce mois d’aout et vous passeriez ensemble tout le mois de septembre, si cela ne doit pas trop vous priver de votre séjour habituel à Tinée.

Je ne regagnerai Paris que le 3 ou 4 septembre. Je vous laisserai la clef de ma demeure que vous n’aurez qu’à remettre, en partant, à l’aubergiste chez qui elle est en permanence.

C’est de grand cœur que je vous adresse cette invitation à venir vous reposer dans un lieu bien calme et que Suzanne a dû vous décrire.

Je vous prie de croire, chère Madame, à mes sentiments d’attachement profond.

Henry G.

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