Paris le 30 mars 1940

Mademoiselle,
Je suis tout à fait confus de répondre seulement aujourd’hui à votre aimable lettre du 29 janvier, suscitée par mes quelques lignes de Candide du 23/1/40, n°3226 et qui commençaient ainsi : « Écrivain, ayant situation à Paris, propriété, etc.« . Mais ayant dû m’absenter longtemps, en raison de mes occupations actuelles, qui m’appellent en différents points de la France, je n’ai pu en prendre connaissance que tout récemment.

Mais parlons de vous surtout.
Quand j’ai déployé la grande page sur laquelle vous aviez tracé ce qui m’apparut tout d’abord être des signes, des arabesques, des méandres de lignes harmonieuses et quasi sibyllines, j’ai été saisi d’étonnement et d’admiration.
Jamais je n’avais contemplé une écriture semblable, aussi personnelle et même aussi prodigieuse, ni aussi artiste et qui me paraissait ployer et s’infléchir comme sous un coup de vent ou se refléter à la renverse dans le miroir d’une eau courante. Vraiment l’effet est saisissant.
Il m’est arrivé parfois d’examiner de légères porcelaines, très anciennes, de Chine ou de Perse, qui mises à la lumière laissaient apercevoir dans leur transparence le filigrane de dessins fluides et presque aériens ; eh bien, j’avais la même impression en tenant sous les yeux votre page irisée qui me rappelait également certains reflets de laques précieuses.
Si je m’attarde un peu dans ce préambule, je me suis attardé bien davantage sur le seuil de votre écriture, avant de vouloir ou de pouvoir la lire, me demandant quelle étonnante femme avait ainsi fait neiger ces fils mystérieux comme du duvet noir sur de l’ivoire.
J’avais ainsi déjà rêvé à vous avant de savoir ce que vous me disiez et quand, mettant la feuille penchée et mon regard un peu en oblique sur elle, j’ai parfaitement lu ce que vous m’écriviez, je n’ai pas été surpris en voyant se détacher les mots : « … distinguée… beaucoup de personnalité… très artiste… très raffinée…« , car déjà je vous avais devinée exceptionnelle et incarnant avec évidence toutes les qualités idéales que vous m’énumériez. Vous me semblez personnifier la créature angélique évoquée et symbolisée par Vigny dans ce poème si beau et comme nacré d’Eloa.
Et par surcroit, vous ajoutez : très jolie.
Alors j’éprouve un peu de vertige devant tant d’attraits enivrants et je ressens une impression presque mélancolique, car vous me paraissez ainsi devenir plus inaccessible et plus lointaine que la terre promise. Et malgré moi, ce vers d’un poète Irlandais, qui avait longtemps hanté mon esprit : « La beauté de ce monde m’a rendu triste ! » a pris soudain une signification personnelle en songeant que tout ce que vous m’aviez décrit de vous tendait à mettre de l’écart entre nous et à « … accumuler les lieues qui séparent mes bras des immensités bleues » (comme dit Baudelaire).
Quel dommage que vous soyez aussi éloignée de moi ! Pour combler une telle distance, je songerai beaucoup à vous, vous sculptant et vous animant dans mon imagination, car tous les détails que vous donnez sur votre personne sont si captivants qu’ils fournissent le support à beaucoup de rêves.
Je vais maintenant descendre de l’étage presque céleste où l’idée que je me fais de vous vient de m’entrainer, pour redescendre sur la terre et devenir très prosaïque, en vous donnant sur moi quelques détails, mettons l’état-civil, nécessaires sans doute si notre correspondance a un autre objet final que d’échanger des propos désintéressés, je veux dire sans but précis.
J’appartiens à une famille bourgeoise (fonctionnaires, magistrats, officiers, médecins, architectes, écrivains, professions libérales).
Ma mère ayant été veuve très jeune s’est remariée avec un de nos cousins qui vient de prendre sa retraite de Président de Tribunal et avec lequel je m’entends parfaitement, car il est très bon.
Mes parents vivent dans une propriété près de Cahors (Lot) où je vais les voir 2 ou 3 fois l’an, aimant bien devenir rat des champs le plus souvent possible.
Je suis fils unique, ce qui n’implique pas tous les défauts des enfants gâtés, bien qu’étant adoré par ma mère (je suis grotesque de donner pareils détails !).
Après avoir passé un concours, je suis devenu fonctionnaire des Finances, mais ayant l’âme peu bureaucratique, j’ai déserté cette situation au bout d’un certain temps.
Je ne me suis pas d’ailleurs occupé, depuis, de choses bien frivoles.
J’ai été collaborateur de Poincaré, puis directeur du Service des Etudes Economiques d’une grande société industrielle et, depuis quelques années, chef du service des Marchés de Guerre à la Chambre Syndicale des Constructeurs d’Automobiles, pour tout ce qui concerne la motorisation de l’armée (tanks, chars blindés, auto-mitrailleuses, tracteurs d’artillerie, etc.).
Ne frissonnez pas, je vous prie, à cette énumération guerrière et ne me croyez pas enfoui au milieu de questions terre à terre ou rébarbatives. J’ai toujours réussi à me dégager intellectuellement et moralement des occupations qui m’avaient été attribuées par le hasard et je me suis toujours échappé vers la poésie, dans tout ce que ce mot comporte de tendance ou d’idéal. J’ai plutôt, ayant gardé la jeunesse de l’âme, la mentalité ou les aspirations d’un éternel étudiant pour qui la vie est un spectacle passionnant dans tout ce qu’elle offre à la curiosité de l’esprit ou à l’élan du cœur.
Ne sentant guère le temps passer, tout occupé que j’étais à flâner comme un écolier qui trouve la route bien belle et bien divertissante entre l’école et la maison, l’idée du mariage ne m’effleurait que comme une expectative, comme un but désirable, mais qui ne pressait pas.
Toutefois, j’ai fini par me rendre compte que parcourir l’existence à deux, en tâchant de la rendre la plus tendre, la plus intelligente et la plus harmonieuse, cela devait renforcer pour chacun le grand agrément de vivre.
Je ne pense pas d’ailleurs qu’il soit indispensable d’être absolument identiques l’un à l’autre, de ne former qu’une « seule âme » comme on me l’a écrit à satiété. Cela pratiquement ne veut pas dire grand chose. Il est bien plus intéressant, je pense, de différer un peu (ne serait-ce que pour avoir la curiosité l’un de l’autre), tout en ayant des gouts communs dominants ; de conserver sa personnalité, son originalité. N’est-ce pas plus attrayant pour l’autre partenaire ?
Ce qu’il faut, ou tout au moins ce qui serait désirable et ravissant et ce qui tend l’être au sommet de sa tige, c’est de vivre sous le même climat moral, c’est aussi que chaque personnalité arrive à aimer l’autre plus que tout au monde.
Mais vous allez penser que j’écris comme un collégien, en abordant ainsi au fil de la plume des sujets si complexes et inépuisables.
Veuillez me pardonner ce long bavardage qui doit vous fatiguer et auquel je me suis laissé entrainer par le grand plaisir que j’avais de prolonger avec vous cet entretien intime, où je me suis exprimé en toute franchise, comme je fais toujours.
Il me serait très agréable, si vous voulez bien poursuivre cette correspondance, que vous me parliez longuement de vous même, de vos gouts, de vos occupations préférées, de l’idéal que vous portez en vous, de tout ce monde émouvant que représente une âme.
Je puis vous assurer que votre confiance et que votre abandon trouveront en moi une ardente fraternité humaine et je prends les devants en vous entourant déjà de beaucoup de rêves, que je ne crains pas trop beaux, s’il faut ajouter foi à la parole antique : « Quand les rêves ne se sont pas réalisés, c’est qu’ils n’étaient pas assez beaux !« .
Excusez ce qu’il peut y avoir en moi de romantisme. J’ai peine à m’arracher de vous, mais je ne veux pas abuser de votre patience.
Je vous prie d’agréer, Mademoiselle, mes très gracieux hommages.
Henry G.
P.S. Je ne vous ai pas parlé de mon activité d’ « écrivain », car elle n’a rien pour charmer une jeune fille. Elle s’est traduite par des articles dans les revues et journaux, des conférences et des livres, mais, depuis un certain temps, sur des sujets un peu trop sérieux, en contraste d’ailleurs avec ma nature restée plutôt enjouée et même parfois enfant.