Paris le 4 avril 1944

Ma chère grande amie

C’est à peine si j’ose vous écrire après un si long silence. Mais si vous saviez à quel point j’ai été surmené tous ces temps-ci par des déplacements continuels dûs aux enquêtes que je dois faire en ce qui concerne les bombardements de plus en plus fréquents, vous comprendriez pourquoi je n’ai pu venir vous retrouver plus tôt, ainsi que je me l’étais promis. Et cependant, j’ai bien souvent pensé à vous, à vos dernières lettres qui m’ont fait tant de plaisir, me disant des choses si gentilles et dont j’ai été très vivement touché.

Par certaines phrases, il me semblait presque relire des passages de votre correspondance d’autrefois, celle que vous m’écriviez avant de me connaitre, avant moi de vous avoir infligé les désillusions que vous savez (Et depuis ce temps, vous n’êtes pas sans avoir remarqué dans quelle réserve stoïque je suis resté en vous écrivant, sachant bien qu’on ne réussit qu’à déplaire davantage quand on s’écarte du rôle strict qui vous est attribué).

Comment vous dire toute la joie que j’ai resentie en recevant vos photographies et comment vous remercier de votre si gentille attention à laquelle je ne m’attendais plus. Le plaisir pour moi a été double, puisque j’ai ainsi l’image de votre chère maman, dont la fine silhouette ferait plutôt croire qu’il s’agirait de votre soeur, si vous en aviez une.

Je me réjouis infiniment à la pensée de vous revoir bientôt. Fort heureusement, les craintes que j’envisageais à votre sujet, relativement au danger de voyager dans le courant de mars, ne se sont pas réalisées. Comme vous, je pense que vous pouvez venir hardiment jusqu’ici. Mais je dois partir dans le Lot le samedi 8 avril jusqu’au lundi 17 avril ; il faudrait donc arriver, si vous voulez que je sois là pour vous accueillir, à partir de cette dernière date, aux alentours du 20 par exemple, vous pourriez partir le vendredi 21 et arriver ici le samedi 22. Enfin, choisissez le jour qui vous conviendra le mieux et prévenez-moi par un petit mot.

Je me suis renseigné au sujet de la question que vous me posiez. Vous n’avez rien à craindre. Il n’y a pas de certificat d’hébergement à présenter. On vous garde toujours votre chambre de la rue de Penthièvre, bien que Madame W. ait été l’objet de sollicitations répétées pour la louer. Étant donné la gentillesse dont elle a fait preuve en la circonstance, vous feriez bien, je crois, de lui envoyer un petit mot de courtoisie pour lui annoncer votre arrivée prochaine et la remercier (mais appliquez-vous pour écrire, sans quoi elle ne pourra jamais vous lire, ou alors faites écrire par votre maman).

Alors ma chère petite amie, ce va être la grande aventure, le grand corps à corps avec le destin. Je suis persuadé que finalement vous réussirez, même si des déceptions marquent le début. Il faudra conserver la maitrise de vos nerfs. D’ailleurs, on tâchera de vous aider le mieux possible et de vous entourer d’une solide amitié qui vous empêchera de vous abandonner au découragement. Tâchez d’apporter le plus de choses avec vous : vêtements, livres, objets, souvenirs auxquels vous tenez, dans le cas où Nice serait bombardé ou évacué sans pouvoir emporter ses affaires. Je vous enverrai un petit mot du Lot.

En attendant, ma chère petite Suzanne, je vous adresse toute mon affectueuse amitié.

Henry

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