Paris le 6 octobre 1955

Ma chère Suzanne
C’est sur le champ que j’aurai dû – et comme je voulais le faire moi-même – répondre à votre lettre si gentille du 8 sept, qui me causa un plaisir immense, puisqu’elle me montrait, en termes combien affectueux et émouvants, que vous ne m’aviez pas oublié et que vous étiez joyeuse de me retrouver.
Mais ne m’en veuillez pas de mon silence d’un mois qui n’était pas, je vous prie de croire, délibéré. J’ai traversé depuis la dernière fois que je vous ai écrit une mauvaise période. En quittant l’hôpital, je suis allé d’abord dans une maison de convalescence des environs de Paris, à St Maurice. Mais je n’y étais pas bien du tout et au bout de quelques jours, j’ai préféré rentrer chez moi.
Les jours que je viens de passer depuis ne furent pas un délice, car le plâtre qui m’entoure la jambe comme un étau et que je dois supporter encore un certain temps, me fait beaucoup souffrir, surtout la nuit, ce qui m’empêche de dormir. Je viens de passer une vingtaine de nuits blanches et je vous assure que c’est épuisant. Je me sens la tête remplie de vide ou de brouillard, aussi je remettais toujours à plus tard d’être dans de meilleures dispositions mentales pour vous écrire.
Et puis votre seconde lettre est venue me trouver, me remplissant de confusion à la pensée que je pouvais vous paraitre coupable de négligence envers vous. Mais non, chère Suzanne, c’est mon état physique présent qui, se répercutant sur mon esprit, le paralyse et lui fait remettre à plus tard même les choses les plus agréables comme celle de m’entretenir avec vous.
J’ai été touché, bien profondément, de votre offre si gentille de venir passer auprès de vous et de votre maman quelques jours de convalescence et je vous en remercie de tout mon cœur. Mais, ma pauvre Suzanne, je ne suis pas en état, d’ici longtemps sans doute, de m’embarquer pour un long voyage qui me tenterait évidemment infiniment par la perspective de vous revoir. Il faut laisser le temps agir lentement et on verra ensuite dans quel état il me laisse.
Vous m’écrivez que je vous ai dit des mots qui vont droit au cœur. Mais c’est bien naturel puisque vous êtes toujours restée vivante dans mon cœur et que les zones de silence entre nous n’ont fait qu’aviver la profondeur des souvenirs.
Je suis bien heureux de savoir que vous êtes en bonne santé et que vous « dévorez comme un loup« . Et à ce sujet, vous me rappelez Concorès où vous aviez bon appétit. Mais moi, je me souviens surtout du diner au « Grand Veneur » et où une certaine purée de poulet nous avait rendus écarlates (cela se passait voilà juste 13 ans, en 1942 !).
Je suis bien content aussi de savoir que vous occupez toujours votre si joli appartement, d’où l’on a une vue splendide sur cette côte d’Azur où vous devez être bien heureuse de continuer à vivre. Mais donnez-moi un peu plus de détails sur votre vie dont j’ignore tout depuis 3 ans par suite d’un malentendu bien regrettable, car nous sommes aussi coupables l’un que l’autre de n’avoir plus donné signe de vie (il est vrai que moi je croyais que vous vouliez cesser toute correspondance).
Votre frère, que fait-il ? Où vit-il ? Est-il marié ? Et votre grand-mère, existe-t-elle toujours ?
Est-ce que votre père est revenu à de meilleurs sentiments ou bien est-il toujours évaporé dans la nature ?
J’espère que votre maman se porte toujours bien.
J’abrège vite cette lettre pour être bien sûr qu’elle partira aujourd’hui et qu’ainsi j’aurai plus tôt la grande joie de vous lire.
Je vous quitte, chère Suzanne, en vous embrassant bien affectueusement.
Henry