Paris le 8 aout 1948

Ma chère petite Suzanne

Dire que voilà 2 mois que vous m’avez écrit et que vous êtes depuis restée sans nouvelles. Je suis moi-même sidéré d’avoir laissé s’accumuler un pareil silence et je n’invoquerai pas, je vous l’assure, des circonstances atténuantes. Ce long retard à vous écrire s’est produit je ne sais comment, inconsciemment, et quand je cherche à m’en donner des raisons, je n’en trouve pas.

Ce que je sais d’une manière générale, c’est que, par une bizarre disposition d’esprit, quand j’ai commencé à me mettre en faute en tardant à répondre, et me sentant gêné et embarrassé pour rattraper la chose, je tarde, je tarde encore plus et j’aggrave mon cas (exemple : je n’ai pas encore répondu aux vœux de nouvel an du curé de Concorès parce que j’avais laissé passer trop de temps…). Tout cela, je l’admets, est un peu inconcevable, mais enfin c’est ainsi et je suis le premier à déplorer un tel comportement, surtout quand c’est vous qui en êtes la victime, vous à qui je ne voudrais jamais vous causer de tourments, tout au moins quand il dépend de moi qu’il n’en soit pas ainsi.

Et puis surtout, votre longue lettre soulevait tant de choses importantes, tant de problèmes sérieux entre nous, que je voulais y répondre non moins longuement, faire face à toutes vos questions ; je sentais que j’avais tant de choses à vous dire et ma pensée se plongeait tellement dans la méditation de cette réponse, cette réponse je l’avais faite mentalement si souvent que le temps passait ainsi sans l’exécution réelle de cette lettre fantôme.

Je comprends très bien que ce silence démesuré ait pu vous paraitre inexplicable. Je me mets à votre place et j’aurais été, moi aussi, bien bouleversé de ne rien recevoir de vous durant tout ce temps. Une fois de plus, pardonnez-moi, ma petite Suzanne.

J’en viens donc maintenant à ma réponse si longtemps différée.

J’ai lu attentivement les arguments qui vous ont fait ne pas donner suite à mon invitation de venir fin juin à Paris et je n’ai pu que m’y ranger. Tout ce que vous m’écrivez dans cette lettre est si raisonnable, si sensé ; il se dégage de tous vos points de vue un esprit si équilibré et une façon de voir et de sentir les choses si juste, que j’en ai éprouvé une impression profonde, un sentiment de sécurité et d’harmonie à vous voir d’une nature si réfléchie et si clairvoyante.

Ne me croyez pas, tout de même pas, de mon côté saisi par le vertige de l’irréel et plus ou moins inconscient des réalités de la vie, puisque j’approuve entièrement tous vos raisonnements.

Je sais, vous me faite très justement remarquer que l’année qui vient de s’écouler a été pratiquement une année perdue. C’est hélas vrai. Je redoutais d’ailleurs cette année parce qu’elle se présentait comme une année de crise où toute réalisation devenait difficile et quasi impossible. De plus, j’ai été fort malade pendant un trimestre et cela ne pouvait que me mettre en mauvaise posture pour remonter le courant dans les mois qui allaient suivre.

Croyez bien que la leçon n’a pas été perdue pour moi. Vous me rappelez vos recommandations avant de partir de Concorès « qu’il fallait avant tout songer à la rentrée ». Si en somme le déroulement des choses a été décevant pour vous comme pour moi, je vous assure bien que cela ne se reproduira plus.

C’est ainsi que, bien qu’il m’en coute, je ne compte pas prendre de vacances cette année (ou peut-être une semaine tout au plus, pour aller contrôler un peu mes intérêts de Concorès), afin de préparer plus activement cette rentrée et ne plus recommencer le mauvais départ de l’an dernier.

Vous voyez que j’adopte la solution raisonnable et que pour le pratique et l’utile, je préfère abandonner l’agrément, qui me parait encore plus séduisant quand je me remémore le mois délicieux que nous passâmes ensemble à Concorès et qui reste gravé en moi comme un souvenir enchanteur.

Donc, vous le voyez, ma chérie, toute ma volonté et mon effort sont tendus pour que l’un et l’autre aboutissions à des résultats positifs.

J’ai assez de peine, vous pouvez bien le croire, de voir que je n’ai pas réalisé l’engagement que j’avais pris dans ma dernière lettre à votre maman, ce qui en plus du crève-cœur que j’en éprouve, m’humilie parce que j’ai l’air de faire des promesses illusoires et de passer pour un gascon. Si vous saviez combien tout cela me tourmente ! et c’est bien cela aussi qui a paralysé et retardé ma réponse.

J’ai pourtant fait de mon mieux, je vous assure, pour faire face aux nécessités compliquées au cours de cette année particulièrement difficile et qui l’a été pour tout le monde, je crois ; mieux que personne vous en savez quelque chose, ce qui m’étreint le cœur car ne vous imaginez pas qu’à distance je perds de vue les complications de votre vie, pour lesquelles j’ai été hélas impuissant.

J’ai donc suivi vos conseils pour chercher de tous les côtés à me rattacher à quelque chose d’existant déjà. Depuis une certain temps, je me trouve ainsi faire partie d’un organisme qui s’appelle « l’Institut des Hautes Études Américaines ». C’est déjà un peu le pied à l’étrier. Je n’ai pas fait état de cette situation auprès de votre maman, que je devais tenir au courant, parce qu’elle offre plutôt un caractère d’amorce, mais elle doit s’amplifier et se renforcer à la rentrée d’octobre où cet organisme doit prendre plus d’extension.

Bien entendu, vous pouvez compter d’une manière formelle sur mon petit appartement de la rue de Chabrol.

Mais d’autre part, je m’emploie à vous faire réserver une chambre avec salle de bains dans un très bel appartement (chauffage central, téléphone, etc.) situé dans une très belle maison, où vous vous plairiez sans doute beaucoup mieux que rue de Chabrol, car c’est infiniment plus élégant. Si je réussissais à cela, vous auriez ainsi l’embarras du choix et vous pourriez décider ce qui vous plairait le mieux. D’un côté le luxe et le confort, de l’autre un intérieur plus modeste mais où vous seriez plus libre, en particulier pour la cuisine et où nous pourrions nous voir plus facilement ; pour ma part, j’aimerais mieux la seconde solution, parce qu’au moins elle me permettrait de manger avec vous et de ne pas être séparés par une assez longue distance. Enfin je voudrais que cette double possibilité s’offre à vous pour pouvoir agir selon votre préférence.

C’est une amie de mon ex-fiancée Mlle de B. qui est professeur et occupe ce grand appartement. Elle a un locataire syrien dont elle veut se débarrasser et comme elle en a peur, elle m’a prié d’y coucher tous les soirs pour que ma présence l’empêche de lui faire des scènes (il a 20 ans de moins qu’elle mais il joue à l’amoureux dans un but certainement très intéressé). Alors depuis un mois, je m’impose cette corvée d’aller coucher là, espérant que lorsqu’elle aura pu faire expulser ce locataire, sa chambre devenue disponible pourrait, je l’espère, vous être réservée, en compensation du service que j’aurai rendu à cette vieille demoiselle, qui ayant de très nombreuses relations, pourrait également vous être fort utile.

C’est par Mlle de B. que j’ai été mis en rapport avec elle. Je dois vous dire aussi, mais très brièvement parce que ce serait une histoire trop longue et trop compliquée à raconter, que mon ex-fiancée s’était mis dans la tête, ces temps-ci, un bizarre projet, bien conforme d’ailleurs à sa nature excentrique : ayant eu de graves ennuis à Vendôme avec un professeur avec lequel elle était au mieux et qui devenu à moitié fou lui causait du scandale en l’injuriant dans la rue et en la menaçant de la tuer si bien que l’Administration du Lycée s’est émue de cela, a fait venir l’inspecteur d’Académie pour enquêter et menacer les antagonistes de sanctions disciplinaires.

C’est alors qu’un peu avant Pâques, Mlle de B. m’a écrit une lettre désemparée en me disant de venir à son secours, qu’elle me suppliait de lui apporter mes conseils et mon appui dans une situation intenable.

J’y suis donc allé (c’est de là que je vous ai envoyé des cartes) et elle m’a alors mis au courant des circonstances dans lesquelles elle se débattait. Et alors, à ma grande stupeur, elle m’a demandé de l’épouser pour un an, civilement, afin de me rendre libre ensuite plus facilement, en priant de vous écrire de sa part pour vous demander de m’autoriser à faire avec elle ce court mariage, qui aurait pour elle l’avantage de couper court à toute sanction administrative et de la maintenir à Vendôme.

Je suis tombé des nues en entendant une pareille proposition, dont elle ne réalisait même pas elle-même le caractère invraisemblable.

Bien entendu, je me suis efforcé de lui faire comprendre que cela défiait le bon sens, mais comme elle est assez entêtée, elle est venue depuis à deux ou trois reprises à Paris me voir pour revenir à la charge, me dire de vous mettre au courant de ses ennuis et que « vous comprendriez très bien et mieux que moi que c’était une chose très faisable, puisque au bout d’un an (temps minimum légal) je pourrais revenir vers vous, que ce ne serait en somme qu’un léger retard, etc., etc.« .

Enfin heureusement que toutes ces folies, dont je finissais par être excédé, ont pris fin, car je viens d’apprendre qu’elle était remplacée à Vendôme et je pense donc que maintenant son basique projet ne lui trottera plus en tête. C’est une bien bonne fille, mais vraiment elle a des idées peu ordinaires.

Dans une lettre vous me demandiez si le curé et sa cousine étaient toujours chez moi. Mon Dieu oui ; j’ai estimé plus raisonnable de les laisser encore provisoirement dans l’habitation ; étant donné que ce qui avait été décidé entre nous n’avait pu se réaliser au cours de cette année, je n’avais plus de raison majeure d’exiger leur départ, trouvant préférable que la demeure ne reste pas inhabitée toute l’année avec des gouttières qui auraient pu faire des ravages si quelqu’un n’était pas là pour y veiller. J’ai donc entre deux maux choisi le moindre et je pense que vous serez de mon avis.

Vous avez été bien gentille, chère petite Suzanne, de penser à ma fête et de m’envoyer des vœux que je ne méritais pas et qui ainsi m’ont fait encore plus de plaisir.

A mon tour, je vous adresse les miens bien tendrement, en vous disant que mon cœur ne vous oublie pas, que toutes nos conversations de l’an dernier sont plus que jamais présentes à ma mémoire et que mon plus grand bonheur sera de vous retrouver à Paris à la rentrée, avec l’espoir que la Providence se penchera un peu sur nous pour nous dédommager de tout ce qui nous a manqué jusqu’ici.

Pourrez-vous prendre au moins un peu de vacances ? Je répondrai prochainement à la lettre si charmante de votre maman, à laquelle m’attache de plus en plus l’admiration que j’éprouve pour son âme incomparable.

Avec toute mon affection vivante, n’en doutez pas ma chère petite.

Henry

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