Paris le 8 aout 1959

Ma chère petite Suzanne

J’attendais avec impatience l’arrivée de Ste Suzanne pour vous souhaiter une bonne et heureuse fête. Elle et moi sommes exacts au rendez-vous et tous les deux nous vous embrassons fort et vous entourons de toute notre profonde amitié (j’ai glissé entre les doigts de cette charmante sainte de quoi vous offrir un petit souvenir à votre gout).

Le bon St Henry m’a apporté également avec vos vœux un objet délicieux, dont je suis confus et que j’ai trouvé qu’il vous symbolisait. Car, en effet, ce cristal par sa netteté, sa transparence, son éclat, la beauté de ses formes, n’est-ce pas la reproduction de vous-même, à échelle réduite sans doute, mais avec toute l’intensité par laquelle une chose matérielle peut synthétiser dans son harmonie les qualités d’une création humaine. Bien entendu, je ne profanerai pas cet artistique objet à recevoir de la cendre de cigarette. Par lui, je recueillerai plutôt la rosée des fleurs pour l’offrir à boire aux oiseaux du ciel. Cette destinée un peu angélique me semble s’imposer. Merci encore chère Suzanne pour votre gentillesse et votre bon gout artistique. Mais encore mille gronderies pour tant de frais dont je ne me sens pas digne.

Je m’explique très bien que la chaleur vous fatiguait pour écrire. Mais il en est de même ici. Paris depuis des semaines est une véritable fournaise plus ardente encore qu’à Nice. Il est vrai que s’ajoutent chez vous les formidables incendies de forêts. On ne devra plus dire la Côte d’Azur mais la Côte d’Enfer ! Vous habitez vraiment un pays bien dangereux où l’on est constamment cerné par les flammes. Si vous vous prétendez peureuse, moi je vous trouve au contraire très courageuse de vivre ainsi constamment dans une région aussi incandescente et véritablement dantesque.

Paris est bien désert en ce moment, tout au moins de parisiens. Car les étrangers ne manquent pas. A part les monuments, ils ne trouveront pas grand chose pour s’enthousiasmer car la vie se déroule ici au ralenti : toutes les manifestations artistiques sont en sommeil.

J’espère que quand vous viendrez cet automne à Paris (car je pense bien que vous vous arrangerez pour vous libérer), vous aurez de meilleures occasions de vous imbiber de la vie parisienne.

Vous me dites dans votre dernière lettre que vous avez « envoyé Kiki au diable » !!! Là, je vous arrête. Ce n’est pas une pensée chrétienne qui vous est venue à l’esprit. Moi c’est au Paradis que je voudrais envoyer toutes les bêtes et que l’Arche de Noé prenne ainsi une ampleur universelle. Je souhaiterais que toute création vivante puisse se prélasser dans une félicité éternelle. Mais évidemment, les bons curés qui ont fait votre éducation doivent être bien loin de ma conception et on ne peut donc pas vous reprocher de n’y être pas vous-même très accessible. Cela viendra peut-être quand vous aurez vécu davantage et que votre âme débridée aura alors pris une altitude d’immensité. Mais je tourne court, car vous allez penser que je radote.

En fait de radotage, c’est ma pauvre cousine qui l’emporte. Elle est en ce moment, depuis avril, dans un asile psychiatrique. Je suis obligé de m’occuper d’elle et ce n’est pas très folichon. Enfin, j’espère pouvoir la faire sortir d’ici un mois.

Ma chère petite Suzanne, il me reste juste la place de vous embrasser tendrement, ce que je fais avec un profond plaisir.

Henry

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