Paris le 8 mars 1947

Ma petite Suzanne chérie

En recevant et en lisant votre lettre, j’ai cru renaitre et revivre, me sentant sortir de l’abime d’angoisse où j’étais plongé. Je croyais rêver tant je m’attendais si peu à ce que vous m’écriviez et le choc a été d’autant plus inouï que, depuis votre autre lettre, le désespoir m’habitait. Le jour inattendu, éclatant et pur, se levait dans les ténèbres et je ne pouvais y croire.

Aussi, cette lettre, je la sais déjà par cœur tant je la lis et la relis, et il me semble que je pourrais la relire inlassablement toute l’éternité, au risque de n’avoir même plus le temps de vous répondre. On dirait que vous avez senti combien vous m’aviez fait mal, sans le vouloir, et qu’instinctivement votre cœur s’appuyait sur moi plus tendrement pour guérir le mien. Comment vous remercier de certains mots, jamais employés par vous encore (je ne parle pas des lettres de juin 40 qui, en somme, ne m’étaient pas destinées) et qui, me semble-t-il, marquent un degré d’attachement plus tendre, alors que je vous croyais en train de vous détacher de moi et même que cela était déjà tout à fait accompli.

Car, il faut que je vous explique :

Lorsque j’ai reçu votre lettre du 25 février, qui n’amenait pas du tout les réactions que j’escomptais en réponse à la mienne, et qui me paraissait être ainsi un prélude de rupture, j’ai éprouvé un déchirement sans nom, une véritable sensation d’agonie. J’étais déjà, depuis un certain temps, en inquiétude, d’abord par une lettre de vous qui m’annonçait, assez joyeusement, que vous aviez été présentée à un monsieur que vous aviez enthousiasmé (cela m’avait déjà, comme on dit assez drôlement, mis la puce à l’oreille). Puis, dans une lettre suivante, vous me faisiez savoir que vous ne vouliez plus attendre et que vous me le disiez « franchement« . C’était comme une espèce de petite sommation. Puis j’avais rêvé de vous, je vous avais vu passer, dans mes songes, au bras d’un monsieur ; vous m’aviez bien vu et vous m’aviez, au passage, gratifié d’un petit sourire triomphant et moqueur…

Alors, étant dans ces dispositions tourmentées, votre lettre est venue porter à son comble mes appréhensions et les transformer en certitude. Je me suis imaginé que votre venue si brève à Paris était juste destinée à venir m’apporter de vive voix et m’expliquer le changement de vos destinées. Et alors, j’ai voulu mourir !

Et aussitôt je vous ai écrit une longue lettre pour vous dire que j’avais tout compris et pour vous faire mes adieux. Puis cette lettre une fois faite, j’ai hésité à vous l’envoyer, me disant que puisque elle vous apprendrait que j’avais bien par moi-même réalisé la situation, vous n’auriez plus l’intention de venir à Paris pour des explications qui ne pouvaient qu’être pénibles. Et alors, voulant vous revoir une dernière fois, j’ai gardé cette lettre pour la remplacer par une autre, de façon à ce que votre projet de venir ne soit pas arrêté.

Et une fois ici, quand vous m’auriez mis au courant de vos intentions nouvelles, je vous aurai donné cette lettre pour vous prouver que j’avais tout deviné. Cette lettre, que je joins maintenant à celle-ci, vous fera connaitre quel était mon état d’âme pendant ces journées atroces et elle vous prouvera, s’il était nécessaire, tout ce que vous êtes pour moi.

Et maintenant je veux oublier toutes ces mauvaises heures, dont le souvenir douloureux me fait encore mal. Vous comprendrez ainsi comment votre dernière lettre a été pour moi une résurrection.

Alors maintenant, dans une atmosphère apaisée et douce, je vais m’entretenir avec vous, calmement, des différents points de votre lettre. Laissez-moi vous dire tout de suite que je vois les choses tout à fait comme vous, et plus que vous ne l’imaginez.

En effet, je n’ai jamais cherché à vous pousser à « anticiper votre séparation d’avec votre maman, qui ne pourrait se produire qu’au moment de votre mariage« . Si j’envisageais votre installation ici, dès maintenant, c’est parce que, dans une de vos lettres, vous aviez nettement exprimé ce désir ; alors je vous suivais dans cette direction. Mais je comprends fort bien que, toute réflexion faite, vous soyez d’avis de ne quitter Nice que lorsque votre changement de vie sera tout à fait réalisé, dans le sens que nous savons. A mon avis, cela pourrait se produire, à votre choix, soit dans le courant de l’été, soit au début de l’automne.

Par conséquent, jusqu’à ce moment-là, restez bien blottie auprès de votre chère maman. Et puis, vous savez bien que même après vous ne serez guère séparée d’elle, puisque nous avons convenu (et vous savez que je ne reviens pas sur ma parole) que vous ferez auprès d’elle tous les séjours qu’il vous plaira, partageant votre vie entre Paris et Nice. Quand on aime quelqu’un, il est tout naturel de réaliser ses désirs dans toute la mesure où on le peut. Le bonheur qu’on donne à autrui est tellement partagé par celui qui le procure !

De ce qui précède, il suit que je ne vois pas pour vous une situation fixe à Paris (bien que n’étant pas ennemi qu’une femme ait, à notre époque, une occupation), car elle vous empêcherait ce va-et-vient qui vous permettra d’être parisienne et niçoise. Et d’ailleurs, avec votre sensibilité si émotive, je ne vous vois pas sous la coupe de quelqu’un, vous ne pourriez vous y soumettre. Et d’autre part, votre santé délicate serait un obstacle. Quand vous êtes venue à Paris en 42, j’ai bien senti que, même en dehors de votre répugnance à vous soumettre aux mœurs du milieu, vous n’auriez pas eu la force physique de faire du théâtre, qui exige une très grosse dépense d’énergie.

Par conséquent, je suis bien d’avis, comme vous, que ce qu’il vous faut, c’est « une vie heureuse et paisible, sans heurts, sans luttes« . C’est bien ce que je veux m’efforcer de vous donner.

Cela ne vous empêchera pas de vous occuper de choses intéressantes, comme vos illustrations ou tout ce qui pourra vous venir à l’esprit. D’ailleurs, dans ma sphère d’activité, il me sera sans doute facile de vous faire jouer un rôle, si cela vous amuse. Mais au moins, vous ne serez pas sous une domination étrangère. Et puis, ici il y a tant de dérivatifs, les concerts, les spectacles, les conférences, les expositions etc. qu’il y a, je crois, peu de chance que vous soyez désœuvrée et que vous vous ennuyez. Et puis, il faudra, peut-être, vous occuper sans doute aussi un peu de moi… si vous le voulez bien ?

En ce qui concerne votre séjour projeté à Paris, je suis, comme vous, d’avis de le remettre à la mi-avril pour plusieurs raisons :

Vous aurez ainsi le temps de vous remettre d’aplomb après cette grosse secousse ; ensuite, les jours seront plus beaux et plus longs, il ne fera plus froid à cette époque et vous pourrez mieux jouir du temps que vous passerez ici. Enfin, comme vous ne serez pas limitée étroitement par la date du retour, vous aurez plus de temps pour vous occuper de vos affaires et de vos démarches, car 8 jours ne suffiraient pas pour être sûre de vous assurer les divers rendez-vous que vous avez en vue (et puis, je songe qu’au point de vue ravitaillement, les légumes de printemps feront leur irruption à ce moment-là et que vous en profiterez). Vous voyez que nous arrivons aux mêmes conclusions raisonnables, car je sais aussi être raisonnable.

Alors d’ici un mois, prenez bien des forces afin d’être en pleine forme pour réaliser ici tout votre programme, dont je me réjouis tant à l’avance puisque vous me le tracez déjà en marquant le désir de renouveler notre petite vie d’antan : théâtres, restaurant, excursions dans Paris et les environs, etc.

Mais oui, vous m’avez remercié et beaucoup trop pour ces modestes noix, qui ne méritaient qu’un simple accusé de réception. Et puisqu’elles vous ont fait penser à Concorès, leur pays d’origine, que vous « voudriez bien connaitre« , soyez assurée qu’également Concorès rêve de vous et vous tend les bras !

Vous aurez beaucoup à lire de moi cette fois-ci, avec ces deux lettres. Heureusement que je n’ai pas envoyé la première qui, au lieu de prouver que j’avais tout compris, montrait au contraire que j’avais douté de vous et je vous en demande pardon, mon amie chérie, mais j’ai tant souffert de mes suppositions que je mérite bien ce pardon que je sais que me donnera votre coeur, qui ne m’en voudra pas de vivre en reflet de vous-même.

Je vous embrasse de toutes mes forces, comme je le fais toujours en pensée, mais sans vous le dire ; mais puisque vous-même avez prononcé le mot, je suis trop heureux à mon tour de ne plus le garder en secret de moi-même. Bien tendrement vôtre

Henry

P.S. Avez-vous songé qu’il y a juste 7 ans, nous échangions nos premières lettres ? Qui aurait dit alors, à ce point de départ, que notre destinée allait en dépendre. Sans doute la Providence planait sur nous. Tous les ans il faudra fêter cet anniversaire !

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