Paris le 9 aout 1952

Ma chère Suzanne

Je ne veux pas laisser passer le jour de votre fête sans vous envoyer tous mes vœux les plus tendres.

Quelle longueur de silence incroyable s’est écoulée entre nous, par ma faute ! Je voulais vous écrire à loisir et je profite de quelques jours que je passe à Concorès pour le faire. A Paris, j’ai eu, en effet, une telle succession d’ennuis, lesquels d’ailleurs continuent, que ma correspondance s’est trouvée suspendue bien longtemps. Mais de cela je vous parlerai à la fin.

Tout d’abord, je vous dois des explications sur mon silence dont l’origine remonte à un an. Je le ferai brièvement puisque cela commence à remonter bien en arrière et qu’il serait fastidieux pour vous que je m’étendis sur mon état d’âme de ce moment-là.

J’ai évité de vous répondre alors, pour 3 raisons.

1°/ Une certaine phrase de votre lettre du 14/8/51 m’avait vivement serré le cœur quand vous insistiez, assez inutilement d’ailleurs, sur « les sentiments d’amitié, d’affection simplement » qui pouvaient exister de vous à moi. Que cela soit ainsi, c’est un fait que je connais bien, mais de là à me le rappeler à toute occasion, j’estimais cela peu délicat et peu charitable. Les phrases qui suivaient et sur lesquelles je ne reviens pas, ne me causèrent pas plus d’allégresse.

2°/ En ce qui concerne l’explication de votre non retour à Paris, « les appartements ne se réquisitionnent plus maintenant« , j’aurais été dans l’obligation de vous dire qu’on avait abusé de votre crédulité et que les appartements inoccupés peuvent toujours être réquisitionnés et même soustraits à leurs locataires titulaires.

3°/ Ayant téléphoné à mon retour de Concorès à votre ancienne adresse de Paris, ce fut une voix féminine, suave et distinguée qui me répondit et qui n’émanait certainement pas d’une domestique. J’en ai conclu que vous aviez été remplacée.

Alors vous comprenez, mon amie, que ma réponse à votre lettre, pour toutes ces raisons, ne pouvait guère vous être d’une lecture agréable, d’autant plus que si j’avais voulu être entièrement sincère, quand vous me demandiez si j’avais une idée à vous suggérer, j’aurais été dans l’obligation de vous dire toute ma pensée au sujet d’une occupation possible pour vous à Paris : je crois qu’il vous est impossible (après avoir étudié votre comportement durant les 6 mois de votre dernier séjour à Paris) d’assumer une activité extérieure quelconque. Vous aviez pendant ce laps de temps, où vous n’aviez pas grand-chose à faire et tous les moyens à votre disposition (téléphone, bel appartement, domestique, beaucoup de temps à vous) une occasion magnifique comme on en rencontre très rarement pour amorcer quelque chose ou tenter de trouver une situation qui vous plaise.

Mais vous êtes restée inerte tout ce temps, incapable même de lire. Je sais bien que si votre corps était à Paris, votre esprit était à Nice, auprès de votre maman. C’est magnifique du point de vue sentiments. Mais nous vivons sur terre, hélas ! Après une pareille démonstration, que pouvez-vous donc essayer de faire, ma pauvre Suzanne, dans quelque direction que ce soit ? Je me le demande. Ce n’est pas pour vous décourager que j’égrène ces réflexions, mais pour voir la réalité lucidement. Je vous vois faite pour la vie contemplative, rêveuse, artiste. Mais, ma pauvre petite, je vous crois complètement désarmée pour le reste. Votre état de santé ne vous permet peut-être d’ailleurs pas d’affronter les fatigues de la vie quotidienne de quelqu’un qui travaille, dans quelque domaine que ce soit.

Ce virage dans votre existence date de 1942, époque à laquelle je croyais que vous alliez vous élancer dans la vie (même sans réussite au Conservatoire) avec hardiesse, mais les évènements ont fait que vous êtes rentrée précipitamment au bercail et… depuis, ce fut – du point de vue d’organiser sa vie j’entends – une sorte d’enlisement passif et progressif, une démission continue avec des tentatives et des efforts périodiques pour s’orienter vers quelque part ou quelque chose, suivis de découragements, car vous n’êtes pas faite pour la lutte, surtout quand une certaine malchance s’avère persistante, comme ce fut le cas pour vous.

Voilà donc, vrai ou faux, comment je voyais les choses à votre sujet. Et vous écrire tout cela pour risquer et même pour être assuré de vous être désagréable et de vous irriter contre moi, non vraiment je n’étais pas pressé. C’est comme cela que le temps nous a séparés.

J’en arrive à vos dernières lettres. Elles m’ont causé une profonde tristesse, car je vois que vous n’êtes pas heureuse et que vous et votre maman vous avez à faire face à des difficultés effroyables (je trouve inouï que la procédure engagée vis-à-vis de votre père aboutisse à un résultat si décevant. Il me semble qu’un avocat de valeur aurait mené les choses autrement).

Vous me demandez, chère Suzanne, si vous pourriez descendre chez moi. Mais je ne sais même pas si bientôt je serai encore chez moi rue de Chabrol (je vous disais au début de cette lettre mes difficultés personnelles ; j’y arrive).

Après avoir en mars dernier dû faire face à un remboursement de 100 000 fr d’hypothèques sur Concorès, ce qui m’a causé bien du tracas car ce n’était pas une petite somme à se procurer et je ne voulais pas dépecer ma propriété par une vente, j’ai eu ces derniers temps un ennui encore bien plus fort : mon appartement de la rue de Chabrol a été acheté par quelqu’un qui cherche à se mettre à ma place et qui, à titre de propriétaire, m’a donné congé pour le 1er octobre. Naturellement, je me défends avec énergie pour éviter d’être expulsé, ce qui serait pour moi une catastrophe. Je suis déjà allé 3 fois en justice de paix ; un constat par huissier doit être opéré chez moi soit dans la seconde quinzaine d’aout, soit courant septembre. Enfin, je suis en pleine bagarre. Cela me cause beaucoup de dépenses (frais d’avocats, d’huissiers, de procédure, etc.) et de soucis, comme vous devez bien le penser.

C’est ce qui me met dans l’impossibilité totale de faire pour vous ce que j’aurai désiré pour vous aider un peu dans l’impasse que vous traversez. Dès que j’en aurai le moyen, je vous enverrai des viatiques. Et si je puis venir, d’ici la fin de l’année, vous voir à Nice, ce sera pour moi un grand bonheur.

Je ne prends d’ailleurs maintenant qu’une dizaine de jours de vacances que je passe à Concorès, où je resterai jusqu’au 15 aout. Tout cela à cause du procès relatif à mon logement qui m’empêche de m’absenter longtemps de Paris.

Ce que vous me dites de votre santé m’inquiète beaucoup. Les médecins ne peuvent-ils donc rien faire pour l’état de votre tension ?

Je vous quitte, chère Suzanne, en vous assurant encore de tous mes vœux de bonne fête et en vous embrassant bien affectueusement.

Henry

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