Paris le 9 juin 1940

Chère Mademoiselle, ma plume emploie encore ce terme qui me parait bien dépassé par nos sentiments réciproques et elle voudrait plutôt écrire « chère amie », si je ne craignais de vous paraitre familier, ou mieux encore, ce que mon cœur murmure, « ma chérie » ou « mon amour ».

C’est avec une émotion indicible, qui me serrait la gorge et m’arrachait des larmes – larmes de joie – que j’ai lu votre lettre, que j’ai senti le souffle caressant de votre âme ardente, de votre élan répondant au mien. Après avoir connu un tel bonheur, projetant l’être à des cimes inconnues, on ne peut que retomber dans l’angoisse, dans la peur affreuse qu’il ne se réalise pas sur le plan de l’éternité, car tant de choses peuvent y mettre obstacle : je puis ne pas vous plaire physiquement, je puis disparaitre dans cette tourmente qui a déjà engouffré tant d’êtres.

Mais, quoiqu’il arrive, j’aurais réalisé un désir surhumain, avoir aimé une femme jusqu’à la folie ! Il me semble que nous sommes comme deux essences prédestinées, venues du plus lointain des âges, et qui se rencontrent et s’unissent dans un frisson et une fusion tellement totale que je ne sais plus ce qui est moi et ce qui est vous.

Vous m’appréciez trop. J’en suis confus, car je me sens indigne de tous ces éloges.

Vous me demandez, le soir, à l’heure tranquille où le corps s’endort et où l’esprit prend ses ailes et où les rêves vertigineux jaillissent et s’élancent, dirais-je, vers les constellations de la sphère étoilée… de penser à vous ; mais ma chérie, j’ai tellement devancé vos désirs que j’ai vécu en votre intimité, en côte à côte avec vous, entourée de mes bras, tant de minutes divines, tant de sortilèges, qui m’élèvent au-dessus de moi-même et qui font que j’ai partagé avec vous, en imagination, une variété infinie de communions d’âme si je puis dire, par exemple notre impression commune devant un magnifique paysage (et à ce point de vue j’ai vagabondé partout avec vous de Tahiti aux iles Hawaï) ou à la lecture d’une belle œuvre ou à la représentation d’un beau spectacle ou mieux encore, à une intimité étroite nous repliant tous les deux l’un sur l’autre et ne faisant de nous qu’une seule substance s’adorant et se consumant dans une ivresse vertigineuse. J’ai même déroulé en un éclair toute ma vie entière avec vous ; j’ai ainsi connu le paradis auquel je ne croyais guère. Vous planez sur moi comme un ange de la Providence.

Mais il faut m’arracher à tout ce bonheur imaginaire et penser aux réalités présentes. L’invasion allemande se précipite à une allure inquiétante. Il faut prévoir les pires hypothèses et une chose m’inquiète particulièrement, c’est que notre point de contact puisse être coupé de part et d’autre. Vous avez quitté Nice et, me dites-vous, un peu à cause de moi et de mes pressants appels et de cela je vous ai une reconnaissance infinie. Vous ne pouvez pas soupçonner le bonheur que je ressens à vous savoir hors de danger. Mais je ne sais où vous êtes ? J’aurais tant aimé que vous vous réfugiez chez moi, ainsi que je vous l’avais proposé. Mais vous êtes restée muette à ce sujet. Par délicatesse j’en suis sûr, mais j’aurais désiré votre obéissance passive.

Si nous ne pouvions plus correspondre directement, comme jusqu’ici, je prends la précaution de vous donner l’adresse de ma mère :

Madame Marguerite C.
Château …
Concorès / Lot

par l’intermédiaire de laquelle vous pourriez, sans doute, me joindre indirectement. Et si je ne répondais plus à rien, vous pourriez la mettre au courant de ce que nous sommes l’un pour l’autre. Elle est infiniment bonne et l’amour que j’ai pour vous trouverait instantanément un écho dans son cœur ; vous deviendriez, j’en suis sûr, l’objet de son attachement, puisqu’après moi, elle n’a plus personne. Vous lui transmettriez cette lettre et la communauté du souvenir ferait de vous sa fille. Cette précaution me donne un grand apaisement. Je ne puis vous donner preuve de plus grand amour.

A vous de toute mon âme
Henry

Dites-moi votre prénom que j’ignore. Il me serait doux de le prononcer.

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