Paris le 9 nov. 1942 (remise en main propre)
Suzy chérie, je vous supplie de ne pas rester à diner ce soir avec les 2 comtes, ou si vous le faites, alors je vous demande instamment de retarder votre départ. A mesure que celui-ci approche, je sens en moi quelque chose qui se brise. Je ne sais plus comment je vais vivre quand vous ne serez plus là, tellement à la suite de ce mois passé quotidiennement avec vous (et cependant traversé par bien des vicissitudes et tous les instants adorables étaient irrésistiblement et sans cesse coupés de bourrasques), vous m’êtes devenue indispensable, tant je me sens cloué vivant à votre vie.
Alors je vous supplie, restez, restez encore le plus possible (je me suis arrangé pour pouvoir prendre en charge les frais que cette prolongation pourrait entrainer). Ne partez que la semaine prochaine. Nous verrions Cyrano, nous retournerions au Grand Veneur, etc. et nous irions dimanche à la campagne et surtout je pourrai encore vous voir davantage si je ne dois plus jamais vous revoir.
Quelle soirée, hier soir ! D’abord délicieuse puis atroce, comme si vous vouliez me faire payer au centuple tout moment de bonheur passé avec vous. Je fais allusion à tout ce que vous m’avez dit avant que je vous quitte, concernant votre intention d’intensifier à Nice vos rapports avec le Comte et de le présenter à votre famille. Vous avez pris plaisir à me pétrifier le cœur, sachant le mal que vous me feriez et de cela je vous en veux, je vous en veux d’être aussi sauvagement cruelle.
C’est sans doute votre réponse à une longue lettre et à tout ce qu’elle témoignait vers vous d’élan désespéré. Alors que vous sembliez, pour l’immense joie de tout mon être, ne pas refuser de parti pris la proposition suprême que je vous offrais, alors que vous me laissiez une lueur d’espoir dont je pouvais dire comme dans la chanson de St Granier : « c’est une petite étoile qui s’allume à l’horizon » ; alors que je me sentais enivré de bonheur par cette perspective à laquelle je m’abandonnais dans une joie indicible, voilà que, par ce que vous m’avez dit hier soir de vos projets, vous remettez tout en question, vous effacez et détruisez tout…
S’il doit en être ainsi, je préfère alors en finir d’un seul coup plutôt que de me consumer à petit feu en imaginant à distance que votre vie s’oriente définitivement loin de moi. J’aime mieux alors ne plus vous lire, ne plus vous écrire, mettre le point final à tout et tout faire pour essayer de vous oublier, car je sens que je n’aurai plus la force de subir une épreuve qui serait pour moi aussi atroce qu’une agonie.
Je vous supplie encore de retarder votre départ le plus longtemps possible, jusqu’à lundi ou mardi prochain par exemple.
Henry