Toulouse le 31 mai 1946

Mon amie si charmante
Ouf ! Me voilà presque au terme de mon voyage. Je vous donne quelques impressions sur cette dernière étape.
Depuis que j’ai quitté Nîmes-l’aquatique, où j’ai attrapé un rhume carabiné ce qui vous paraitra assez naturel d’après mon précédent récit, j’ai séjourné à Montpellier, assez grande ville, mais qui ne m’a pas paru présenter rien de marquant, si ce n’est un très beau jardin public. Il est vrai que je n’ai pu passer mon temps à la visiter.
A la gare de Montpellier, j’ai dégusté un échantillon de ces méridionaux qui m’amusent tant, quand on ne les subit pas à trop forte dose, comme ces animaux hors série qu’on va examiner avec curiosité dans les jardins zoologiques. Ils sont vraiment uniques dans leur genre et dans leurs manifestations, aussi excessifs dans l’emportement et la grossièreté qu’ils le sont en sens inverse dans l’amabilité et capables d’ailleurs de se porter instantanément à ces extrêmes opposés. Pour ma part, je n’ai connu cette fois-ci que la note douce et dans ces cas, je ne reste jamais en reste, j’exagère à mon tour et je bats le partenaire sur son propre terrain. Vous en jugerez par le petit exemple que cela donne :
Donc j’étais allé à la gare porter ma valise à la consigne avant d’aller chercher une chambre d’hôtel. J’arrive et l’employé à qui je tends ma valise me dit :
– Ah ! Ah ! Je vois que Monsieur désire mettre ses bagages à la consigne
– En effet, mon ami, vous ne vous trompez pas et si cela vous est possible, cela me fera grand plaisir
– Mais Monsieur, on va vous faire cela tout de suite
– Oh, je vous en prie, ne vous bousculez pas, prenez bien tout votre temps. Je ne suis pas pressé et puis je sais attendre
– (me tendant le bulletin de consigne) Voilà Monsieur qui est fait. A votre disposition.
– Vous êtes bien trop aimable, Monsieur. Je vous suis très obligé. Je vous remercie infiniment du service que vous m’avez rendu. Vous avez été très gentil
– Oh, Monsieur, ce n’est rien
– Mais si, mais si
Il était ravi de trouver un voyageur dont l’urbanité se montrait au moins égale à la sienne et qui faisait assaut de courtoisie avec lui. Je crois qu’il n’avait jamais eu un tel partenaire, capable de lui rendre des points. Moi, je m’amusais comme un petit fou. Malheureusement, quand je suis venu retirer ma valise, ce n’était plus le même employé et je n’ai pu renouveler ce dialogue qui prouve que dans le midi le temps n’est pas de la monnaie et qu’on a assez de loisir pour donner aux moindres actes de la vie courante un prétexte à bavardage, dont il n’y a pas de raison qu’il prenne fin.
Donc, où en étions-nous après ce petit aparté, reproduit pour vous amuser un peu, si toutefois vous n’êtes pas dans un jour de dépression. Je continue mon récit.
Je suis reparti de Montpellier le mercredi matin à 5h, et vraiment le trajet jusqu’à Carcassonne en passant par Sète, Béziers et Narbonne, m’a paru un enchantement. On traverse un véritable océan de vignes, mais surtout on longe la mer qui borde une côte très plate et prend l’aspect d’un immense lac très calme et pénétrant profondément à l’intérieur des terres par des lagunes ou des bras ramifiés. Le soleil levant donnait à cet horizon si pur de lignes un éclat argenté et par endroits, enflammé de lueurs mordorées ou fauves ; tout le paysage était nimbé d’une lumière comme surnaturelle ou qui m’a paru telle. Il est vrai que je ne suis guère habitué à contempler le jour à cette heure-là.
Après Sète, qui est un très joli port, avec une croupe rocheuse et escarpée, étagée d’habitations aux toits rouges perdues comme des coquelicots dans la verdure, et qui s’avance dans la mer comme un éperon, la voie ferrée s’engage pendant des dizaines de kilomètres jusqu’à Agde sur une étroite bande de terre, bordée à gauche par la mer et à droite par une autre vaste étendue d’eau. C’est d’un effet saisissant, on croit partir à l’infini vers le large.
A Agde, j’ai aperçu du train, dans un éclair, une extraordinaire église fortifiée dans le genre adorable de celle de Ste Marie de la Mer. J’aimerais bien aller la voir spécialement, car elle en vaut la peine me semble-t-il.
Puis ensuite ce fut la vision prodigieuse de la cité de Carcassonne, dont vous avez pu vous faire une idée par mes cartes. De loin, on l’aperçoit du train et on se croit reporté à des siècles en arrière, du temps où les remparts et les tours fortifiées protégeaient les hommes contre leurs ennemis. Aujourd’hui, on n’a même plus cette rescousse.
Je suis donc allé rapidement faire une excursion vers cette citadelle escarpée et j’ai déambulé dans ces escaliers qui s’insinuent entre les divers éléments des fortifications. J’ai pu assister dans la vieille église St Nazaire (du XIIe siècle) qui se trouve sur la hauteur, à l’intérieur de la citadelle (et dont je vous ai envoyé l’image) à la fin de la messe de l’Ascension (le mot était doublement vrai pour moi qui venais de faire une assez belle escalade). Combien je regrettais que vous ne fussiez pas à mes côtés pour jouir de toutes ces belles choses, de ce panorama immense que je contemplais de la cime où j’étais. Combien j’aurais été heureux de voir se refléter dans votre regard émerveillé tout ce que j’ai pu admirer de beau depuis que j’ai dû vous quitter, bien trop tôt à mon gré, vous le savez.
J’ai retrouvé Toulouse avec beaucoup de plaisir, ville charmante où je venais autrefois passer les oraux de mes examens et que j’aime bien. Elle est claire, gaie, vivante, remplie d’une population aimable, les femmes y sont jolies, les hommes bon vivants, les cafés nombreux et spacieux. La plupart des maisons et même les grands monuments (églises, le Capitole etc.) sont bâties en briques, patinées par le temps d’où le nom de ville rose que l’on a donné à Toulouse. Parmi les cartes que vous trouverez dans cette lettre, il en est une en couleurs (bien que je n’aime guère les cartes coloriées mais elle vous donnera une idée exacte des teintes d’un rose de feuille morte qu’offrent les constructions) qui vous montrera le fameux Capitole.
Et voilà donc mon récit qui s’achève. Je vais prendre le train dans 20 minutes pour Gourdon où j’irai embrasser mon beau-père pour repartir demain soir pour Paris afin d’aller voter dimanche (ne trouvez-vous pas que je suis d’une conduite exemplaire. Je dois bien cela à cette petite lettre de rien du tout que j’avais conçue dans le désir de venir vous voir et qui m’a, au-delà de tout espoir, procuré en effet cet immense bonheur de vous retrouver enfin). Je n’aurai donc pas le temps d’aller jusqu’à Concorès où cependant j’aurai bien aimé voir comment se déroule l’adorable idylle que nous abritons sous notre toit.
J’aurai ainsi bouclé une grande boucle où s’enchâssent les souvenirs les plus variés : lac du Bourget, Chambéry dans son cercle de montagnes, Grenoble au pied de deux monts qui sont comme des forteresses de la nature, la merveilleuse vallée de l’Isère couverte d’une véritable forêt de noyers, avec des escarpements prodigieux sur le flanc desquels se déchiquetaient les nuages, l’éclatante vallée du Rhône de Valence à Avignon, l’étang de Berre, le palais des papes à Avignon, puis le clou : cette côte d’azur où le bleu, le vert et le rouge s’opposent dans des coloris qu’intensifie le contraste et vous qui couronnez le tout, qui êtes comme l’incarnation miraculeuse sous une forme humaine de tout ce que j’ai pu connaitre ainsi de captivant.
C’est un trop beau voyage. Inoubliable. Ma fatigue me parait légère au pris de toutes les émotions ressenties.
Vous ne m’accuserez pas, chère Suzanne, de vous avoir négligée depuis mon départ. Vous aviez paru vous plaindre de ne pas recevoir de cartes postales (je vous ai expliqué d’ailleurs pourquoi). Je pense que ce reproche maintenant tombera.
Les diverses lettres que je vous ai écrites ces jours-ci ne sont que de brèves notations de voyage. Mais à mon retour, je vous écrirai pour parler de vous, de moi, de nous. Car enfin ce voyage, dans ma pensée, vous en étiez l’unique raison. De nos entretiens j’aurai rapporté un immense bagage d’impressions, d’émotions ; tout pour moi a failli sombrer, puis tout s’est ranimé sous « le souffle éternel de l’espoir » comme a écrit je ne sais plus qui. Et vous m’êtes apparue mieux encore que je ne vous connaissais.
Enfin je reviendrai sur tout cela. Je suis obligé de vous quitter brusquement puisque l’heure du départ approche.
Écrivez-moi le 6 juin, comme je le ferai moi-même à cette date, pour que l’un et l’autre disions spontanément ce que nous pensons, sans que nos lettres viennent influencer l’un ou l’autre et enlever ou modifier une part de sincérité.
Affectueusement à vous et respectueusement à votre maman.
Henry