Concorès – Dimanche soir 26 juillet 1964

Ma chère petite Suzanne

J’ai été très content de recevoir votre gentille lettre dont je vous remercie de tout cœur, et très confus aussi de m’être encore laissé devancer par vous, car je voulais vous écrire depuis bien longtemps. Mais hélas je serai toujours un incorrigible retardataire. Veuillez bien me pardonner encore une fois de plus.

Si j’ai d’autre part tardé à répondre à votre lettre du 13 juillet et à vous remercier de vos bons vœux de fête, c’est que vous m’annonciez dans cette lettre l’envoi d’un cadeau, comme vous le faites toujours malgré ma défense de vous voir effectuer de telles dépenses pour me faire plaisir. Mais ce colis adressé à Paris était resté là-bas en panne, bien que ma correspondance me fut transmise ici, j’attendais donc pour pouvoir vous en parler d’avoir reçu cet envoi ; mais c’est une fiche de la poste qui m’est arrivée, me priant d’aller retirer ce colis au bureau 83. J’ai alors écrit audit bureau pour qu’on me le fasse suivre. Et j’ai attendu encore quelques jours et finalement hier soir j’ai pu déficeler ce charmant paquet si artistiquement noué comme vous faites toujours et c’est alors que « le petit prince » m’a tendu les bras.

Quel choix heureux vous avez eu. Ce volume est ravissant et les aquarelles de ce pauvre St Exupéry de petites merveilles. J’avais lu la plus grande partie de l’œuvre de cet écrivain, mais non cet ouvrage dont on parle très souvent et que je suis heureux de connaitre. J’en ai déjà lu une trentaine de pages. C’est vraiment un conte de fée, mâtiné d’un peu d’acide mais à la manière de Voltaire. Tout cela est infiniment suave tant par le style que par les illustrations de l’auteur. C’est vraiment bien triste que cet écrivain, si exceptionnel et si attirant par sa chaleur humaine, non exempte de raillerie, soit mort si jeune, en pleine ascension. Je tiens à vous dire combien je suis content d’avoir, grâce à vous, ce livre hors série dans ma bibliothèque et je vous en remercie profondément.

Je suis bien heureux de profiter de mon séjour ici pour me reposer et je dirais même pour me refaire, car je suis arrivé extrêmement fatigué, ayant passé une année assez mauvaise sous le rapport de la santé et même sous tous les rapports, car j’ai eu par ailleurs pas mal d’ennuis avec mon petit logement que j’habite depuis 32 ans et qu’on veut me ravir. Cette affaire est passée en justice et suit son cours, mais quel en sera l’aboutissement ? On peut tout craindre dans ces matières de loyer et l’on voit chaque jour expulser des gens même fort âgés. L’appartement de ma cousine, composé de 4 pièces et qui est fort agréable, m’aurait bien convenu, mais il a été disputé à coups de millions et je ne pouvais pas entrer en lice pour l’acquérir, car depuis que je suis à la retraite, je me trouve à la portion congrue, surtout par le fait que la Chambre Syndicale s’est assez mal comportée à mon égard, sous prétexte d’économiser en prévision d’une crise de l’automobile. Bref, quand on aborde le crépuscule de la vie et qu’on a dépassé le cap des 70 ans, l’existence ne se colore pas de rose tendre et on a plutôt l’impression de naviguer sur la Mer des Ténèbres.

Mais c’est assez parlé de moi. Parlons de vous plutôt. Je constate avec tristesse que les gens ne sont pas plus gentils et raisonnables à Nice qu’à Paris puisque, me dites-vous, vous, vous avez un travail accru par suite de suppression de personnel et que vous devez faire face à tout, sans augmentation de traitement, comme il serait légitime. Mais une fois de plus, on peut constater que la justice n’est pas de ce monde. On est bien obligé, par force, d’en prendre son parti, mais je comprends que le cœur en demeure ulcéré.

Enfin heureusement les vacances approchent et bien entendu je penserai à vous le 31 au soir au moment où vous serez dans le train, probablement en direction de cette charmante petite station d’Annot, où vous avez déjà séjourné l’an dernier et où vous allez sans doute revenir. Je pense que votre frère viendra vous rejoindre et que toute la famille sera au complet, sans oublier Bijou.

Je relève avec une vive tristesse, dans votre correspondance, soit dans votre dernière lettre, soit dans une lettre précédente que vous êtes de plus en plus en proie à la mélancolie. Déjà autrefois, un médecin qui s’occupait de vous, ne vous surnommait-il pas « ma petite neurasthénique ». Hélas, quand on a une propension au spleen, les forces de découragement ne peuvent que s’accroitre et s’accumuler à mesure qu’on avance dans le temps. Moi-même, je dois m’efforcer de réagir, malgré une nature plutôt gaie, contre ce fléchissement moral bien naturel dans un monde où, comme dit Baudelaire, « l’action n’est pas la sœur du rêve« .

Dans votre lettre du 6 avril et dans votre dernière lettre, vous m’écriviez des choses qui me vont au cœur et qui m’émeuvent profondément. Vous me dites et me répétez que je suis l’être qui vous a le mieux compris et que même je suis le seul. Et vous ajoutez cette phrase, pour moi bouleversante : « Vous êtes le seul être que j’ai connu qui ait su me comprendre en se penchant sur moi quand je parlais avec vous, je me sentais comme avec un prolongement de moi-même. Je ne me sentais plus seule. Vous m’aidiez à me comprendre et je prenais confiance avec moi-même à l’idée que vous aviez de moi« .

Mon Dieu, comme je voudrais pouvoir mériter un pareil éloge qui m’écrase ! C’est Tourgueneff qui a écrit : « L’âme d’autrui est une forêt obscure« . Alors un être est-il capable de s’identifier avec un autre être, même le plus cher, au point d’être son prolongement ou sa réplique quasi identique ? Pour parcourir cette immense et impénétrable « forêt obscure » dont parle l’auteur russe, il faudrait sans doute toute l’éternité.

Il est vrai que moi-même, dans mes moments de rêverie et quand je pense à vous, il me vient à l’esprit des idées étranges, dont je vais vous faire part, car je sais que vous aussi vous êtes sans doute la seule qui ne saurait sourire à mes propos, qui quand même vous paraitront peut-être fantastiques, mais vous savez que je suis d’une nature assez romantique.

Vous allez voir que je vais même plus loin que vous, mais surtout ne me prenez pas pour quelqu’un qui déraisonne car n’est-ce pas la possibilité du rêve qui nous fait échapper à toute pesanteur terrestre et grâce à quoi on peut tout se permettre dans l’irréel qui surpasse la réalité.

Donc, dis-je, en pensant à vous, j’ai été parfois assailli par un désir obscur et même surhumain et que je puis résumer en ces mots un peu fous : ce serait de me fondre et de me dissoudre en vous, d’annihiler toute ma personnalité en la vôtre et de continuer à vivre en quelque sorte par votre intercession et par vous-même.

Et puisque la Religion nous informe que nos corps sont promis à la Résurrection, pourquoi ne pas imaginer une étape intermédiaire qui se produirait ici-bas et qui aboutirait à la fusion complète de deux êtres (je sais bien que je nage en plein rêve, mais cela constituera pour vous une preuve de ma communion avec vous).

Et c’est ainsi que je me suis plu à me sentir totalement confondu avec vous ou plus exactement que ma personnalité disparaitrait toute entière dans la vôtre, comme par un coup magique de baguette de fée. Et cela sur tous les plans, c’est à dire que ma pensée s’abandonnerait, se confondrait entièrement avec la vôtre ; mes émotions seraient à l’unisson des vôtres, je serais amoureux quand vous le seriez, triste dans vos moments de tristesse, gai quand vous le seriez, etc. Toutes vos sensations deviendraient miennes.

Et de même sur le plan physique : mes sens seraient englobés dans les vôtres : je verrais par vos yeux, j’écouterais la musique par vos oreilles, je gouterais les bonnes choses par votre bouche, je lirais en même temps que vous. En somme je m’abimerais entièrement en vous, ma chérie, et ma vie tout en étant extrêmement simplifiée, serait à la fois double et une, puisque vous me feriez vivre au rythme de vous-même. Si cette folle aventure que j’imagine pouvait se réaliser, je dirais oui tout de suite. Je serais en quelque sorte en vous comme l’enfant dans le sein de sa mère, ne faisant qu’un avec elle, ne vivant que par elle, vous décideriez pour deux, toutes vos sensations, décisions, émotions deviendraient miennes…

Vous voyez que je vais encore plus loin que vous quand je m’abandonne à mon imagination.

Ne parlez de tout cela à personne, car on me prendrait pour un peu marteau. Que ceci reste entre nous comme un secret étrange.

Si j’avais le moindre talent, il me plairait de faire sur le thème que je viens d’esquisser et en le développant, un récit dans le genre de celui du « Petit Prince ». Et puisque ce livre vous a plu, accordez un peu droit de cité à mon rêve dont vous êtes l’objet, puisque c’est en vous que j’aimerais vivre totalement…

Je redescend sur terre et vous souhaite de bonnes vacances ainsi qu’à votre maman. Reposez-vous bien physiquement et moralement.

Je vous embrasse tendrement, ma chère petite Suzanne.

Henry

P.S. Si je le puis, je ferai tout mon possible pour venir vous voir jusqu’à Nice, dans le courant de l’hiver, soit fin 1964 soit début 1965.

Les commentaires sont fermés.