Concorès le 4 septembre 1964

Ma chère petite Suzanne

Vous voilà donc maintenant de retour à Nice, apportant avec vous une moisson de bien jolis souvenirs, si j’en juge par les cartes ravissantes que vous m’avez envoyées et dont je vous remercie de tout cœur. Cela m’a permis de vous imaginer par la pensée dans tous ces beaux décors, sans oublier le Trianon où nous fumes ensemble. A cet égard je me souviens d’un épisode que vous avez peut-être oublié. Je vous le rappelle : nous étions donc (c’était je crois en 1942 lors de votre premier séjour à Paris) dans les profondeurs du parc de Versailles et dans les parages du petit Trianon et tout près du temple d’amour. Saisie par cette ambiance de rêve et voulant sans doute l’intensifier en profondeur, vous me demandâtes de vous laisser me quitter un moment pour vous permettre de vous abandonner aux charmes d’une solitude plus complète.

J’accédais bien volontiers à ce désir, qui me parut sans doute un peu insolite, bien que très respectable,  et durant le temps de notre séparation qui ne dépassa pas 8 ou 10 minutes, je vous contemplais à travers les feuillages, plongée dans une intense méditation de style romantique.

Vous voyez que je n’oublie pas, moi non plus, les souvenirs qui peuvent exister entre nous et qui demeurent bien vivants à travers le déroulement du temps.

Maintenant j’en arrive à votre lettre du 10 aout. En la lisant, un début de vers de Baudelaire m’est venu à l’esprit pour la caractériser : « Ô vase de tristesse« . Vous êtes bien, en effet, chère Suzanne, une source cristalline de mélancolie qui coule inépuisable de votre cœur et de votre sensibilité si émotive. Je comprends très bien, croyez-le, que pour certaines âmes, ce qu’on appelle la vie n’est pas à l’unisson de ce que l’on espère, on désire « dans un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve« .

Combien j’ai été ému et navré par certains passages de votre lettre où vous déclarez que vous ne vous sentez pas heureuse. Je m’explique très bien que si on a une soif ardente de bonheur, on se sent déçu et comme frustré par le sort, surtout si on se compare à d’autres dont l’existence peut paraitre comblée.

Je vais essayer de me pencher sur vos deux regrets pour vous dire ma pensée à ce sujet :

Vous gardez toujours la nostalgie d’une carrière artistique (surtout théâtrale). Je conçois pleinement combien peut vous chagriner de n’avoir pas donné essor à vos gouts, surtout avec toutes les dispositions que vous aviez sur ce plan. Le malheur a voulu que vous ayez pris la décision en 1942 de quitter brusquement Paris pour vous réfugier au sein de votre famille (où se trouvaient également à l’époque votre père et votre frère). Je vous ai dit alors combien j’étais désolé par ce brusque et imprévu départ qui vous faisait tout lâcher, parce que les Allemands occupaient la zone libre. Mais n’était-ce pas une raison de plus pour rester puisqu’il n’y avait plus de ligne de démarcation susceptible de séparer la France en deux. En vérité, est-ce que vous n’avez pas une certaine crainte de vivre hors du sein familial que vous n’avez jamais quitté. Et une preuve de plus de ce comportement instinctif c’est qu’ayant été admise en tête pour des émissions à la Radio de Monte-Carlo, vous n’ayez pas donné suite sous prétexte de ne pas rencontrer entre Monte-Carlo et Nice des soldats américains qui vous paraissaient des gens peu tranquilles.

En vérité, je crois que vous n’étiez pas faite pour vous lancer toute seule dans le tourbillon de la vie. Adorée par votre maman qui vous couvait et vous gâtait et l’adorant vous-même, vous aviez certainement la crainte de mener une vie d’actrice avec tout ce que cela suppose pour une nature tendre. Je vous dis tout cela pour atténuer vos regrets sur le non accomplissement de vos espoirs concernant le théâtre.

Le second point me parait plus complexe quand vous évoquez avec amertume le fait que vous n’êtes pas mariée. Cela, en effet, me parait plus surprenant et même incompréhensible du fait que vous réunissez toutes les qualités féminines qu’on puisse désirer et que j’énumère sans vouloir vous flatter (ce qui n’est pas dans mes habitudes) : vous êtes en effet fort jolie et fort intelligente, élégante par surcroit ; vous avez une riche personnalité par vos gouts et vos capacités artistiques (je me souviens de vos belles illustrations pour les Hauts de Hurle-Vent), votre appétit de lecture. Vous aimez les Lettres, les Arts, la Nature, la Beauté. Votre sensibilité est raffinée, à quoi s’ajoutent, je crois, vos qualités de maitresse de maison, etc. etc…

Vous voyez, je ne clôture pas la liste de tout ce qui peut faire vos charmes. Dans ces conditions, il est stupéfiant que votre « mariage avec un être qui vous aurait rendue heureuse sous tous les rapports » ne soit pas un fait accompli.

Je ne puis m’expliquer cela que par le fait que vous devez, sans doute, vivre trop repliée sur vous-même et comme en vase clos avec votre maman. Pourtant, sociable comme vous êtes, il vous serait sans doute loisible de connaitre à Nice pas mal de monde, ce qui vous donnerait la chance de faire une rencontre heureuse. Si vous n’êtes plus une toute jeune fille, vous n’êtes quand même pas âgée puisque vous avez 27 ans de moins que moi, soit plus d’¼ de siècle. Il faudrait évidemment pour vous un mari n’ayant tout au plus que 5 ou 10 ans de plus que vous pour cheminer ensemble un minimum de temps raisonnable et ne pas avoir la hantise de le perdre trop tôt.

En résumé, chère Suzanne, je ne crois pas qu’il vous faille jeter le manche après la cognée et que vous êtes encore à un âge où l’on n’a pas le droit de perdre confiance dans les perspectives du futur.

Pour estimer que votre vie est ratée, il faudrait en somme que vous soyez à ma place. Jugez-en : j’aurai, en effet, 73 ans dans 3 mois et je suis, je l’avoue avec mélancolie, comme hanté depuis un certain temps par l’idée de la Mort. Je continue à être assez gai superficiellement, mais certes bien moins qu’autrefois, car en profondeur je suis triste, abominablement triste, me disant que j’ai atteint le dernier chapitre de ma vie, que je suis proche de l’épilogue, attendant à la manière stoïcienne le mot : fin !

Mon existence a été, elle, en somme bien ratée et c’est sans doute de ma faute, ayant été plus happé par le rêve que par l’action et ayant vécu comme si j’avais l’éternité devant moi. Et puis tout d’un coup, on s’aperçoit qu’on est arrivé au bout du chemin, que si j’avais autrefois des velléités de carrière littéraire, dont mes débuts de jeunesse promettaient un peu, on constate en atteignant le terminus qu’on n’a rien réalisé de ce que l’on ambitionnait.

Voilà une lettre bien grave et triste, comme l’était également la vôtre, laquelle m’a fait m’engager sur vos pas.

En conclusion de tout ce que je vous écris, dites-vous bien chère Suzanne, qu’il ne faut pas perdre confiance en vous et que vous avez encore la possibilité et même toutes les chances, j’en suis convaincu, de terminer votre existence selon vos vœux. Et laissez-moi vous rappeler cette phrase d’une philosophie douce-amère qui clôt un roman de Maupassant : « Dans la vie on n’est jamais si malheureux ni si heureux qu’on croit« .

Je termine ici cette lettre, me proposant de vous écrire bientôt pour répondre à certaines de vos questions, mais ne voulant pas mêler ici d’autres sujets dans l’entretien que je viens d’avoir avec vous.

En attendant, je vous embrasse ma chère petite Suzanne, de tout mon cœur.

Henry

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