Le 2 sept. 1967
Suzanne,
L’isolement spirituel dans lequel je vis et traine mes jours me sépare des autres : je me sens tellement « étranger » ! Que de fois, à la ville, entre amis, j’ai senti qu’un désert s’étendait entre moi et les autres. Nous errions en pays aride… n’ayant pas trouvé nos sources, ou les ayant asséchées.
Ainsi il m’arrive parfois, sur le soir, que je sens mon âme solitaire qui s’attriste… comme si quelque peine ignorée filtrait lentement dans mon cœur, quand le soleil s’enfuit.
Si Dieu jamais doit être proche des cœurs, c’est un soir comme celui-ci, sous ce ciel, dans cette solitude. Je veux croire à la beauté du soir, à l’influence de cette paix (si près déjà d’être religieuse) sur mon angoisse…
Mais le miracle s’accomplit : vous êtes venue. Vous, Suzanne, que j’attendais déjà, et plus je vais plus je sens le prix de votre amitié. Je comprends, intuitivement, que votre apparition dans ma vie a changé (ou va changer) la couleur de tout mon avenir.
Oui, je le répète : je regrette amèrement le mois perdu… Ô, dites-moi vite que votre grand cœur ne me garde aucune rancune ! Dites-moi aussi que dans un temps pas trop éloigné, nous irons ensemble à Gérardmer ? Ô, Suzanne, je voudrais voir, respirer, m’enivrer avec vous de cette magnifique solitude qui m’a bercé dès les jours de mon enfance… Je voudrais m’identifier, me dissoudre d’enthousiasme dans ce paysage qui vous arrache une admiration délirante.
Je me rappelle d’un été passé dans les landes, près de la mer. Le spectacle était unique, saisissant : devant moi s’étendait l’infini de l’océan ; derrière, l’immensité de la forêt des pins et au-dessus de moi l’éternité du ciel étoilé. Je sentais, comme nulle part encore je l’avais ressenti, ce silence religieux, qui m’entourait comme une prière toujours renouvelée et je sentais aussi ce silence me pénétrer et me redonner le calme.
Combien j’ai été surpris de vos paroles : « ... je me suis enfermée dans les allées désertes du parc et à la veille du départ, tout cela était empreint d’une nostalgie intense…« . Oui, Suzanne, surpris : mon cœur vibrait de joie, de bonheur d’entendre ces mots de votre bouche ! Je ne les ai jamais encore ouïs – et mon sentiment, ma sympathie n’a jamais été aussi grande pour vous ! Vous ne parlez pas de salles de jeux ; de casino ; de cabarets ; de dancings ! Les mots prononcés pourraient être aussi mes mots et ce langage est un chant que nous possédons en commun.
Je trouve avec la « Mercedès » tous les avantages – aucune autre voiture ne les procure – vous avez encore le même gout que moi ! Avez-vous le permis de conduire ? Ce serait pour moi une journée ensoleillée de vous voir au volant ! Je veux changer la 220/E (qui n’est plus fabriquée) contre la 250, qui est encore améliorée. La couleur gris-acier est très belle – je n’aime guère les teintes « criardes » ! Je vois que votre choix est aussi remarquable que pour tout ce que vous choisissez – je veux parler de votre merveilleux gout pour vous habiller ! Vraiment, je ne croyais pas à mes yeux… et mon impression première était que les photos que vous m’avez envoyées représentaient une femme-mannequin, tellement vous êtes belle et bien habillée. Et déjà l’angoisse étreint mon cœur… aurais-je jamais ce bonheur de vous appeler, un jour, avec ce doux nom que je n’adresserais qu’à une seule femme ? Oui, l’aurais-je ?
Excusez le papier précédent – j’ai écrit sans faire attention sur des feuilles destinées à des copies.
En ce qui concerne ma maison, c’est une belle demeure (c’est mon avis – sera-t-il aussi le vôtre ? Je le crois…), composée de huit pièces principales. Je vous citerai le salon, qui est remarquable, la salle à manger Chippendale (tissus verts) et une des chambres à coucher merveilleuse. La bibliothèque avec discothèque est mon lieu préféré, comme vous le devinez. J’ai quantité de statues – marbre, pierre, bois. Serez-vous ma compagne dans cette bibliothèque ? Je veux, dès mon retour à Paris, prendre des photos et vous les envoyer. Ainsi vous pourrez vous faire une idée de mon intérieur, qui reflète l’ordre dans la beauté.
Je vous enverrai dès que possible quelques photos de moi, et vous restituerai deux des vôtres… le choix m’a torturé ! Vous êtes si belle que ma raison a chancelé… peut-être vous ai-je dit des choses qui ne vous ont pas fait plaisir ?
Bonne nuit, Suzanne. J’attends votre mot.
Louis
P.S. Mes pensées ? Mais vous les devinez…