Paris le 10 janvier 1966

Ma chère petite Suzanne

C’est encore avec retard que je vous renouvelle tous mes meilleurs voeux de nouvel an pour vous et votre maman. Mais ces temps-ci, j’étais fortement grippé et je ne sortais pas de ma chambre.

Je me fais un plaisir de vous glisser ci-joint 3 petites images porte-bonheur, à transformer par vos soins et à votre choix en petits objets d’étrennes.

En vous écrivant fin décembre, je faisais allusion à votre lettre de septembre sur laquelle je veux revenir, car je la trouve bien émouvante par la sincérité et l’élévation spirituelle qui l’animent et qui trouvent en moi un profond écho.

En effet, vous vous y livrez à une sorte de confession intérieure en évoquant vos jolies cartes de vos vacances et en les commentant pour me faire participer un peu, en m’y associant par l’imagination, à vos randonnées dans la nature.

Et cela me fait plaisir de vous sentir si vibrante devant les paysages et les splendeurs de la création qui se déroulaient sous vos yeux. Vous êtes restée romantique et cela m’enchante. Et ce que vous m’écrivez à propos de votre pélerinage à la tombe de Daniel Rops est aussi bien émouvant.

Vous ajoutez cette réflexion, en écrivant magnifiquement ceci : « Il y a des jours où je voudrais avoir un talent d’écrivain pour pouvoir exprimer tant de choses que je sens en moi et qui demeurent informulées. Il me semble que c’est un besoin d’épanchement qui pourrait s’assouvir comme une fiction que je vivrais et qui me consolerait de ce que je n’ai pas réalisé« .

J’ai tenu à transcrire ici toute cette magnifique envolée qui vient en somme vous donner comme un démenti formel à votre regret de ne pas avoir un talent d’écrivain. Car, chère Suzanne, vous l’avez ce talent et je n’ai pas attendu maintenant pour m’en apercevoir… et comme j’ai gardé toutes vos lettres depuis la première qui date du milieu de 1940, je puis dire qu’on pourrait puiser dans cet ensemble de quoi constituer une admirable anthologie.

Mais je comprends bien la pensée qui vous anime : c’est que vous n’avez pu réaliser toutes les possibilités qui sont concentrées en vous, ainsi que vous l’avouez d’ailleurs à propos de « cette monotonie des jours, moi qui aurait eu soif d’une vie exaltante » selon votre expression.

Hélas, les circonstances de la vie sont terriblement inégales pour les êtres qui font leur traversée terrestre ; tantôt les uns sont favorisés et les autres comme cloitrés et emprisonnés par de lourds barreaux. c’est ce qu’on appelle le destin ; mais j’avoue que c’est peu consolant, surtout pour vous, chère Suzanne, qui offrez tant de possibilités, qui êtes une femme si complète et qui êtes aspirée vers tous les horizons. En effet, outre la Nature, vous aimez les Lettres, la Musique, les Arts, la Beauté. Vous dessinez admirablement (je n’ai pas oublié vos illustrations des Hauts de Hurle -Vent, communiquées en 1942) ; vous avez obtenu un 1er Prix du Conservatoire de Nice. Enfin, on n’en finirait pas d’énumérer toutes vos qualités si variées et si enrichissantes.

Si je voulais vous symboliser, je vous comparerais à un bel arbre de haute futaie dont les branches multiples se dirigent dans toutes les directions, attirées par la lumière environnante et par une sorte d’appel d’infini. On peut dire de votre âme idéaliste qu’elle est comparable, par sa variété et son élan, à la « cime indéterminée des forêts » pour reprendre la belle expression de Chateaubriand voulant caractériser les belles frondaisons.

Voilà, chère Suzanne, ce qu’évoque pour moi votre lettre de septembre dernier, entre tant d’autres d’ailleurs et je tenais à ce que vous le sachiez.

Sans rien ajouter, je vous embrasse ma chérie, bien tendrement.

Henry

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