Paris le 15 juin 1966

Ma chère petite Suzanne

Enfin, j’ai le bonheur de pouvoir vous écrire ! Ce début de lettre va vous paraitre bien énigmatique et même incompréhensible. Mais je vais vous expliquer.

Je viens, en effet, de séjourner durant plus d’un mois à l’hôpital et je viens juste de rentrer chez moi. Je vous avais écrit précédemment que je souffrais de vives douleurs de tête. Celles-ci se sont accentuées, conséquence d’une sinusite non guérie. Mon pauvre cerveau était tellement en capilotade que j’en avais perdu toute mémoire et à tomber dans un état de semi-conscience. C’est pourquoi j’ai estimé urgent de me faire hospitaliser, me demandant si le pire n’allait pas m’arriver.

Enfin, on m’a bien soigné et je reprends une vie à peu près normale, avec cette réserve que ma poitrine n’est pas en très bon état, ce qui m’inquiète vivement.

Vous allez vous demander, ma chère Suzanne, pourquoi je ne vous ai pas tenue au courant de ces évènements, cause de mon long silence.

C’est bien simple. Sachant combien vous étiez inquiète lorsque j’avais été opéré au début de 1965, je ne voulais pas recommencer à vous causer des tourments, attendant des jours meilleurs pour reprendre contact avec vous.

Mais en plus, tout cela m’a privé d’un plaisir dont je rêvais depuis longtemps : celui de venir jusqu’à vous, n’ayant pas eu le bonheur de vous voir depuis bien longtemps. Encore une satisfaction qui m’a été refusée. Mais j’espère bien que cette privation ne durera pas toujours.

Durant ces longues semaines d’immobilité, j’ai bien souvent songé à vous ; en particulier le samedi et le dimanche, car ces jours-là je pouvais plus ou moins vous suivre par la pensée, vous imaginant dans vos diverses occupations chez vous, car les autres jours votre activité m’échappe, ne connaissant pas exactement vos attributions dans la firme à laquelle vous êtes attachée.

Je pensais particulièrement à votre dernière lettre, lue et relue par moi avec émotion et avec beaucoup de tristesse, me rendant compte que vous n’étiez pas très heureuse dans votre demi-solitude (mais enfin vous avez l’immense bonheur d’avoir auprès de vous votre maman) et que d’autre part votre activité ne reçoit pas la juste rémunération qui lui est due.

J’ai l’impression, depuis longtemps, que les gens qui vous emploient abusent vraiment de vous, qu’ils ne sont pas francs mais plutôt hypocrites dans leur façon d’agir. Par exemple, il est un fait notoire que le cout de la vie ne cesse d’augmenter, ce dont ils ne semblent pas tenir compte à votre égard.

La conclusion de tout cela, c’est que nous n’avons eu ni vous ni moi beaucoup de chance pour l’édification de notre vie.

A cet égard, mon pessimisme rejoint et dépasse le vôtre et cela d’autant plus qu’à mon âge et vu mon état de santé, je considère mon existence comme pratiquement terminée.

Mon moral, comme vous le voyez, est assez bas, mais il ne peut guère en être autrement.

Mais je m’arrête car je ne voudrais pas être pour vous, chère Suzanne, un élément supplémentaire de découragement.

J’ai bien reçu votre petite carte de Vintimille, dont je vous remercie, heureux de savoir que vous avez pu passer en Italie un moment de détente.

Il me tarde moi-même d’être de retour à Concorès pour me reposer dans la paix des champs, ce dont j’ai grand besoin. Mais avant de partir, il faut que j’attende les résultats d’un examen radiographique du poumon, qui a été prescrit par le médecin.

Excusez-moi encore, ma chère petite Suzanne, d’avoir fait le mort avec vous durant si longtemps. Je vous quitte en vous embrassant bien tendrement.

Henry

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