Paris le 27 mars 1964

Ma chère petite Suzanne

Vous devez commencer à croire que je suis mort. Mon Dieu c’est une idée à laquelle il faudra bien se familiariser.

Si ma lettre commence sur un ton bien funèbre, c’est parce que je viens à peine de sortir d’une longue et pénible épreuve. Je vais vous la résumer brièvement afin que ma lettre ne soit pas toute axée sur moi.

Voici en deux mots : j’ai été atteint d’une grave congestion pulmonaire, à la suite de quoi le médecin, inquiet à mon sujet, m’a fait admettre à l’hôpital pendant 5 semaines pour être mis en état d’observation, car le Docteur craignait une lésion pulmonaire, prélude possible de tuberculose. Enfin heureusement le résultat final n’a pas été alarmant et je m’en suis tiré pour cette fois, avec force recommandation d’observer beaucoup de précautions et de prendre de temps à autre certains remèdes. Enfin pour cette fois je n’ai pas fait le plongeon final.

Voilà pourquoi, chère Suzanne, vous n’avez pas reçu depuis longtemps de mes nouvelles, car je ne voulais pas vous écrire tant que j’étais en état d’incertitude sur mon cas.

Et maintenant parlons de vous. Je suis heureux de savoir par vos dernières lettres que vous allez bien et j’ai été bien content d’apprendre que vous aviez fait l’acquisition d’un poste de télévision, ce qui vous délassera un peu le soir de vos occupations de la journée. Je ne suis pas très familiarisé avec ce genre de passe-temps, mais je suppose qu’il doit être bien agréable et bien instructif.

Vous me demandez, dans votre lettre du 26 janvier, si n’étant plus contraint de vivre à Paris, je ne ferais pas mieux de me retirer à Concorès. Mais cette vallée est vraiment trop froide l’hiver et ma demeure est trop grande pour pouvoir être chauffée ; aussi je ne me vois pas m’y installer tout seul à demeure ; ce serait impraticable. De plus, il ne faut pas que je déserte trop mon petit logement parisien, car le propriétaire désire le reprendre et m’en expulser pour y loger son fils qui va revenir du régiment, alors que j’habite là depuis 32 ans. En cette matière, tous les dangers sont à craindre et je vous assure que je suis bien ennuyé avec les difficultés auxquelles je vais avoir à faire face. A mon âge, ce n’est pas drôle de se débattre dans de pareilles complications.

Non je n’ai pas oublié le roman de Daniel Rops « Mort où est ta victoire ? », livre que vous avez d’ailleurs eu la gentillesse de m’offrir et qui se trouve toujours à Concorès. Je n’ai pas vu le film qu’on en a tiré (d’ailleurs depuis des mois et des mois je n’ai pas mis les pieds dans un cinéma ou au théâtre).

A ce propos vous me déclarez que vous auriez aimé tenir le rôle de l’héroïne et que vous conservez toujours une nostalgie du théâtre. Comme je vous comprends ! Moi non plus je n’oublie pas le temps où vous étiez venue en 1942 affronter le Conservatoire de Paris après avoir suivi les cours de René Simon. J’y pense bien souvent, croyez-le, et je suis persuadé qu’avec de la volonté vous auriez fait une belle carrière artistique… Souvent quand j’entends à la T.S.F. parler une actrice, il me semble que c’est vous-même que j’entends, tant vous avez une voix de facture théâtrale. J’estime que l’un et l’autre nous avons hélas raté tous les deux notre vie et que nous étions promis à un meilleur destin, chacun dans son genre respectif naturellement.

Je ne veux pas terminer ma lettre sans vous adresser, ainsi qu’à votre maman, tous mes meilleurs vœux de fête de Pâques. J’espère qu’elles seront ensoleillées puisqu’à Nice vous jouissez presque constamment d’un temps idéal et j’envie souvent votre sort qui vous fait y vivre.

Je vous quitte, chère Suzanne, en vous embrassant bien tendrement.

Henry

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